lundi 30 novembre 2015

Symbolisme de la Chouette et du Hibou

(source : Louis Charbonneau-Lassay, Le Bestiare du Christ)


I. Les rapaces nocturnes

Par rapport aux oiseaux diurnes jouissant d'une favorable réputation dans la symbolique ancienne (faucon, gerfaut, aigle,...), les oiseaux noctambules sont souvent signes de funestes présages et considérés comme des « oiseaux de malheur ». Exception faite de la petite chouette chevêche (très nombreuses en France) dont le cri n'est pas effrayant.
Les grecs distinguaient 3 nocturnes : GLAUCOS, la chouette compagne de Minerve ; BUAS, le hibou ; FÉNÉ, l'effraye.
On avait en Grèce pour les chouettes une considération très grande alors que les hibous (avec des aigrettes au dessus du front) étaient mal vus

II. La chouette et les nocturnes chez les anciens

Comme pour le cygne, il semble que le symbolisme de la chouette nous vienne de l'extrême nord. Le cygne symbolisant le mystère de la lumière diurne, la chouette le mystère de la ténèbre nocturne.
Les plus anciennes images se trouvent dans les régions de l'Oural, puis en Asie Mineure, Grèce, Egypte et jusqu'en Afrique (probable marche descendante du pôle vers le sud, comme pour l'ambre)
En Grèce, aux temps mycéniens, les plus anciennes représentations de la déesse Pallas (Minerve des Latins) la montre avec un corps de femme et un visage de chouette. On trouve des pièces appelés Glaus du nom de la chouette qu'elle représentaient, symbole de la prospérité athénienne.
Exemple de tétradrachme d'Athènes à la chouette, frappé après 449 avant JC. 17,07 grammes. A/ Tête casquée d'Athéna à droite. R/ Chouette tournée vers la droite. 
Il est intéressant de remarquer que ce symbolisme de chouette a été réemployé identiquement pour une des pièces de 1 euro :
Il faut relire ce qu'a écrit Guénon dans le Règne de la Quantité au sujet de la monnaie (Ch. XVI la dégénérescence de la monnaie) pour saisir l'ampleur de l'égarement d'une civilisation qui a perdu tout sens traditionnel du symbole et de son rôle fondamental par rapport aux monnaies.

Selon le vieil écrivain grec Lydus « Athéna fut appelé Glaucopis parce qu'elle participe à la nature du feu ; et on lui consacre la chouette qui reste éveillée toute la nuit, pour signifier l'âme humaine qui n'est jamais oisive, toujours en mouvement par sa nature, et qui est malheur. »
Les Latins ont repris le même symbolisme que les Grecs mais on trouve dans les Métamorphoses d'Ovide une transformation pénitentielle de Nyctimène (chouette) en hibou (L. II, fable VIII)
En Asie une légende des Tartares Kalmoucks de Mongolie racontent que leur grand empereur Gensis-Kan poursuivi par ses ennemis aurait été sauvé par la présence d'une chouette sur le buisson qui le cachait.

III. La chouette et la sagesse

Les Grecs voyaient dans la chouette un symbole de sagesse mais aussi de Science (source de sagesse) et de Prudence (conséquence). L'oiseau connait les dangers de la nuit et il a la sagesse de ne pas se montrer le jour pour ne pas être attrapé par ses ennemis.

La chouette est donc attachée à la chaste déesse Pallas-Athéna car comme le dit un vieux texte « l’œil de la chouette brille dans les ténèbres comme la gloire du sage au milieu de la multitude imbécile. »
Au Moyen Age, malgré une assimilation fréquente à l'image négatif du hibou, la chouette est dans les monastères un symbole de la méditation (elle ne quitte pas son gîte la journée), elle représente le studieux qui scrute les questions profondes de la Bible des jours durant comme celui par exemple celui du Deus Absconditus (le Dieu caché, Isaïe, Prophétie, XLV, 15)
Dans les lamaseries du Tibet, la chouette est aussi celle qui accomplit son temps de tsham, sorte de retraite séparé de tous les humains pendant laquelle l'ascète travaille mentalement à s'assurer la maîtrise de son esprit (exercices respiratoires, prières, jeûnes, méditation).
Des mystiques ont rattaché la chouette au symbolisme des sept « Dons du St-Esprit » : sagesse, intelligence, conseil, force, science, piété et crainte de Dieu. On trouve à Rome l'Église de la Minerve à l'emplacement d'un temple de la Minerve antique.

IV. La chouette, emblème de Jésus-Christ

On expliqua la capacité de vision nocturne de la chouette par une force lumineuse capable de dissoudre les ténèbres (évêque Eustathe, Scholies). De même le Christ par sa divinité, voit tout, partout et toujours, il a connaissance des choses sur terre et dans les cieux, il est le maître de l'exomologèse (celui qui dévoile toutes choses cachées).


On trouve dans les Psaumes CII de David « Je suis devenu comme la chouette dans les ruines, et comme l'oiseau solitaire sur un toit », des commentateurs appliquèrent au Sauveur abandonné par les siens durant sa Passion cette parole. Des penseurs rapprochèrent la chouette de Minerve-Athéné du Verbe Divin, on trouve cela dans les écrits de Joseph de Maistre.
Certains bestiaires du Moyen-âge soutiennent la comparaison du Christ avec la chouette malgré le fait que cet oiseau aime la nuit plus que le jour en appuyant sur le passage de l'Apôtre où il est dit : « Celui qui ne connaissait pas le péché, a pris le péché sur lui et s'est anéanti. »
Une vieille coutume se pratiquait dans certaines campagnes françaises qui clouait en croix des chouettes sur la porte d'une grange pour symboliser le Sauveur crucifié. Victor Hugo en fait référence dans son poème La Chouette (Les Contemplations, III, 13)
(c'est choquant je trouve)


V. Le Hibou, image du peuple juif

Un ancien sens symbolique très connu opposait le Nycticorax (hibou), oiseau des ténèbres, au Christ, soleil divin. Dans un Bestiaire du XIIIe siècle on trouve « Du hibou le peuple juif a la ressemblance, lorsqu'ils méconnurent notre Seigneur quand il vint pour eux sauver, en cela ils aimèrent plus les ténèbres que le jour ». Le Bestiaire Divin de Guillaume de Normandie exprime la même idée en poussant plus loin l'allégorie : de même que le hibou est l'objet de la détestation des oiseaux diurnes, les Juifs aussi, depuis leur déicide, ont toujours connu la répulsion des autres peuples de la terre.

On trouve de nombreux chapiteaux sculptés de l'époque romane qui montre l'oiseau nocturne houspillé (cathédrale du Mans, de Poitiers, églises d'Avesnières-en-Laval,...) parfois en mettant côte à côte l'oiseau et le juif reconnaissable à son chapeau imposé alors comme à Sigolsheim (Haut-Rhin).
Un vieux chant latin du Moyen-âge dit : Christus a noctuis datur supplicio (le Christ a été supplicié par les nocturnes). On trouve également des peintures de cette époque représentant les juifs sous la forme du hibou.


Pour aller plus loin dans la représentation des juifs au Moyen-âge: 
http://www.judaicultures.info/histoire-6/les-juifs-en-terre-chretienne/article/l-image-des-juifs-dans-l-art

Il est intéressant de constater que dans la décoration des églises bien orientées, le hibou est représenté du côté du midi où se lisent les leçons « tirées » de l'Ancien Testament alors que la liturgie catholique veut que pour psalmodier l’Évangile l'on se tournait franchement vers le nord pour symboliser le Christ qui délaissa les juifs pour porter la lumière évangélique aux peuples « dans l'ombre de la mort ».
Le hibou fut donc un idéogramme de l'ignorance volontaire chez les auteurs du Moyen-âge (écrits de Hugues de Saint Victor et dans de nombreux bestiaires). L'oiseau avait une bien mauvaise image depuis les premiers siècles chrétiens : il représentait les pervertis, les nécromanciens, devins, ceux qui se livraient à la magie noire, consécrateurs de pactes, de philtres, de charmes,... (voir le Physiologus). Il pouvait désigner aussi toutes sortes de félons qui agissent dans l'ombre, l'avare qui ne dort pas la nuit par crainte des voleurs, le paresseux qui ne fait rien de la journée.
On trouve dans la basilique Hilériane de Rome, une mosaïque ancienne représentant un hibou perché sur le signe symbolique du « mauvais œil » percé d'une lance et entouré d'animaux hostiles.


VI. Le hibou, emblème de Satan

Naturellement, le hibou en vient donc à représenter dans le symbolisme populaire le « prince des ténèbres », de même pour tout ce qui est de l'ordre de la sorcellerie. Sont convoqués à ce même titre le buas des grecs, le chat-huant de France et l'effraye jaune (appelés également l'effroie, la fraie, la fresaie, termes probablement issu du grec fréné)

Pour Guillaume le Normand l'effraie est « Un oisel de mauvaise estrace, Fresaie a non en dreit romanz » (Le bestiaire divin, VII), c'est l'« oisel dyabolique » des antiques amulettes.
Mais déjà chez les grecs et les romains il était un des animaux les plus mal famés, son cri était considéré comme un présage funeste par Ovide notamment (Métamorphoses, V,2).
Sur une amulette de la première époque chrétienne on voit l'effraie avec le mot Dominus et sept étoiles avec une inscription où nous lisons : « il t'a vaincu le lion de la tribu de Juda, le rejeton de David, Jésus-Christ le bras de Dieu, t'a lié, et aussi le sceau de Salomon. Oiseau nocturne, puisses-tu jamais arriver jusqu'à l'âme pure, ni dominer sur elle, qui que tu sois ». L'hibou représente pas seulement Satan mais tous les esprits mauvais.
René Guénon oppose le caractère lunaire du hibou au caracère solaire de l'aigle et du faucon (Regnabit, janv. 1927, p.160).


Annexe : quelques pistes sur l'utilisation du symbolisme du hibou par des sociétés secrètes :


Avant d'énumérer ces quelques pistes notons que Charbonneau-Lassay ne mentionne pas la figure de Lilith qui est présente dans la Bible (Livre d'Esaïe) mais qui est aussi associé au rapace de nuit. On fait généralement dériver son étymologie de la racine hébraïque signifiant "nuit", la traduction de Lemaître de Sacy donne "onocentaure". Plus anciennement et avant sa condamnation par la Bible on trouve dans la plaque Burney (appelée aussi The Queen of the Night) de période paléo-babylonienne une représentation de la déesse Lillith ou Ishtar qui possède un corps mi-rapace, mi-femme et qui est entourée de deux hiboux :

Crée en 1872, le Bohemian Club a pour emblème un hibou menaçant avec pour devise : Weaving Spiders Come Not Here (Que n'entrent pas les araignées de tissage). Qu'entendent-ils donc sous cette appellation ? Va savoir !

D'aucuns affirment qu'ils pratiqueraient le sacrifice rituel d'inspiration druidique ou mésopotamienne (Cremation of Care, dieu Moloch évoqué dans l'Ancien Testament, Les Rois ch. 11) dans des forêts réunissant tout le gratin de l'élite industrialo-financière et politico-journalistique. Une immense statue en pierre de hibou servirait d'idole envers qui immoler :

Sur le billet d'1 dollar se niche une minuscule petit hibou comme une sorte de pied de nez aux millions d'esclaves ignorants qui se servent quotidiennement de ce maudit papier sans se douter de ce qui se trame derrière les coulisses :

Sur le plan de Washington, à l'emplacement du Capitole apparaît distinctement un dessin de Hibou, on sait que le français maçon Pierre-Charles l'Enfant est à l'origine du tracé de cette ville :

pour aller plus loin sur le plan secret de Washington et ses liens maçonniques
(documentaire à prendre avec des pincettes mais dont on peut tirer des choses intéressantes). Cela dit il semblerait que ce dessin du parc du Capitole ne pourrait dater que du début du XXe siècle et non pas de la fondation de la ville de Washington fin XVIIIe, cela correspondrait d'ailleurs à la période de création du National Press Club à Washington (1908) et qui possède aussi pour emblème le capitole et le hibou :
En se référant à René Guénon comme toujours on connait la nature profondément contre-traditionnelle du journalisme dans le monde moderne et il n'est pas surprenant de voir l'influence considérable que cette caste occupe dans le déroulement des événements actuels. Ce hibou serait donc porteur en quelque sorte d'une sagesse inversée.
C'est à titre d'hypothèse mais il semblerait que la source de ces cultes contre-initiatiques porté par certaines élites américaines pourrait se trouver dans l'université de Yale qui est une sorte de réservoir des nombreuses contrefaçons initiatiques. Le simple fait de constater aujourd'hui que c'est de cette université que sont sortis des personnes comme Hillary Clinton ou la philosophe du gender Judith Butler devrait pour le moins mettre la puce à l'oreille
http://sosymbol.tumblr.com/post/10169618490/traces-of-a-secret-owl-society-soaring-through
https://en.wikipedia.org/wiki/Yale_University
D'une manière plus générale il y aurait tout un travail à faire sur l'étude des universités depuis la Renaissance comme lieu de fabrication de toutes les déviations anti-traditionellles.

Une marionnette insignifiante portant le code barre "drake" sortie tout droit des égouts de l'industrie musicale américaine se drape de cette imagerie de hibou, probablement pour se donner une aura mystérieuse auprès d'un public en phase terminale d'abrutissement :



Plus douteux on trouve sur la place Verdaguer à Barcelone cette grande représentation d'un hibou :
https://barceloneexperimental.wordpress.com/2012/11/25/celui-avec-le-hibou-satanique-el-uno-con-el-satanico-buho/
D'après l'article ci-dessus, il ne s'agirait que d'une ancienne installation publicitaire que les habitants de Barcelone auraient souhaité conserver, cependant il est curieux de constater que ce grand animal se trouve sur la place crée en souvenir du poète catalan du XIXe siècle Jacint Verdaguer, auteur d'un long poème sur l'Atlantide. Cela rappelle étrangement les délires d'un Francis Bacon et sa Nouvelle Atlantide qui a beaucoup inspiré les pionniers américains et tout l'occultisme qui s'ensuit (billet de 1 dollar,...).
https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacint_Verdaguer

Un peu de musique pour accompagner ces visions d'hiboux maléfiques :


Pour se décrasser de ce torrent d'occultisme scabreux un jolie expression provençale :
"Feire lis uei de machoto" (faire les yeux de chouette)

En Kabyle : 
Hibou, chouette - tawik "chouette" (touareg)- tiyukt "chouette" (siwa)- tawikt "hibou, chouette" (Maroc-central)- tawukt "hibou, grand duc" (chleuh)Le kabyle emploie des termes propres : awi’ruf, littéralement “savant, qui connaît”, sans doute un euphémisme, l’animal étant porte-malheur, et une onomatopée : bururu..

Dans la même idée un bel article sur le TAWUKT, le hibou dans la mythologie berbère :
http://mythologie-berbere.blogspot.fr/2013/06/tawukt.html


Enfin quelques éléments supplémentaire sur la symbolique de la chouette :
http://symbolique-eso.blogspot.fr/2013/05/consacre-la-deesse-athena-ou-minerve.html

Choupi chouette !









jeudi 26 novembre 2015

A mon frère le paysan, Elisée Reclus (Lecture)



Éditions de "L'IDÉE LIBRE", brochure n°20 
Revue d'éducation sociale, 1925 
Repris des publications des «TEMPS NOUVEAUX», 1899



«Est-il vrai», m'as-tu demandé, «est-il vrai que tes camarades, les ouvriers des villes, pensent à me prendre la terre, cette douce terre que j'aime et qui me donne des épis, bien avarement, il est vrai, mais qui me les donne pourtant ? elle a nourri mon père et le père de mon père ; et mes enfants y trouveront peut-être un peu de pain. Est-il vrai que tu veux me prendre la terre, me chasser de ma cabane et de mon jardinet ? Mon arpent ne sera-t-il plus à moi ?»
Non, mon frère, ce n'est pas vrai. Puisque tu aimes le sol et que tu le cultives, c'est bien à toi qu'appartiennent les moissons. C'est toi qui fais  naître le pain, nul n'a le droit d'en manger avant toi, avant ta femme qui s'est associée à ton sort, avant l'enfant qui est né de votre union. Garde tes sillons en toute tranquillité, garde ta bêche et ta charrue pour retourner la terre durcie, garde la semence pour féconder le sol. rien n'est plus sacré que ton labeur, et mille fois maudit celui qui voudrait t'enlever le sol devenu nourricier par tes efforts !
Mais ce que je dis à toi, je ne le dis pas à d'autres qui se prétendent cultivateurs et qui ne le sont pas. Quels sont-ils ces soi-disant travailleurs, ces engraisseurs du sol ? L'un est né grand seigneur. Quand on l'a placé dans son berceau, tout enveloppé de laines fines et de soies douces à toucher et à voir, le prêtre, le magistrat, le notaire et d'autres personnages sont venus saluer le nouveau-né comme un futur maître de la terre. Des courtisans, hommes et femmes, sont accourus de toutes parts pour lui apporter des présents, des étoffes brochées d'argent et des hochets d'or ; pendant qu'on le comble de cadeaux, des scribes enregistrent en de grands livres que le poupon possède ici des sources et là des rivières, plus loin des bois, des champs et des prairies, puis ailleurs des jardins et encore d'autres champs, d'autres bois, d'autres pâturages. Il en a dans la montagne, il en a dans la plaine ; même sous la terre il est aussi maître de grands domaines où des hommes travaillent, par centaines ou par milliers. Quand il sera devenu grand, peut-être, un jour, ira-t-il visiter ce dont il hérita au sortir du ventre maternel ; peut-être ne se donnera-t-il pas même la peine de voir toutes ces choses ; mais il en fera recueillir et vendre les produits. De tous côtés, par routes et par chemins de fer, par barques de rivières et par navires sur l'océan, on lui apportera de grands sacs d'argent, revenus de toutes ses campagnes. Eh bien, quand nous aurons la force, laisserons-nous tous ces produits du labeur humain, les laisserons-nous dans les coffres-forts de l'héritier , aurons-nous le respect de cette propriété ? non, mes amis, nous prendrons tout cela. Nous déchirerons ces papiers et plans, nous briserons les portes de ces châteaux, nous saisirons ces domaines. «Travaille, si tu veux manger !» dirons-nous à ce prétendu cultivateur ! Rien de toutes ces richesses n'est plus à toi !»
Et cet autre seigneur né pauvre, sans parchemin, que nul flatteur ne vint admirer dans la cabane ou la mansarde maternelle, mais qui eut la chance de s'enrichir par son travail probe ou improbe ? Il n'avait pas une motte de terre où reposer sa tête, mais il a su, par des spéculations ou des économies, par les faveurs des maîtres ou du sort, acquérir d'immenses étendues qu'il enclôt maintenant de murs et de barrières : il récolte où il n'a point semé, il mange et grappille le pain qu'un autre a gagné par son travail. Respecterons-nous cette deuxième propriété, celle de l'enrichi qui ne travaille point sa terre, mais qui la fait labourer par des mains esclaves et qui la dit sienne ? Non, cette deuxième propriété, nous ne la respecterons pas plus que la première. Icic encore, quand nous en aurons la force, nous viendrons mettre la main sur ces domaines et dire à celui qui s'en croit maître : «En arrière, parvenu ! Puisque tu as su travailler, continue ! Tu auras le pain que te donnera ton labeur, mais la terre que d'autres cultivent n'est plus à toi. Tu n'es plus le maître du pain.»
Ainsi nous prendrons la terre, oui, nous la prendrons, mais à ceux qui la détiennent sans la travailler, pour la rendre à ceux auxquels il était interdit d'y toucher. Toutefois, ce n'est point pour qu'ils puissent à leur tour exploiter d'autres malheureux. La mesure de la terre à laquelle l'individu, le groupe familial ou la communauté d'amis ont naturellement droit, est embrassée par leur travail individuel ou collectif. dès qu'un morceau de terre dépasse l'étendue de ce qu'ils peuvent cultiver, ils n'ont aucune raison naturelle de revendiquer ce lambeau ; l'usage en appartient à d'autres travailleurs. La limite se trace diversement entre les cultures des individus ou des groupes, suivant la mise en état de la production. Ce que tu cultives, mon frère, est à toi, et nous t'aiderons à le garder par tous les moyens en notre pouvoir ; mais ce que tu ne cultives pas est à un compagnon. Fais-lui de la place. Lui aussi saura féconder la terre.
Mais si l'un et l'autre vous avez droit à votre part de terre, aurez-vous l'imprudence de rester isolés ? Seul, trop seul, le petit paysan cultivateur est trop faible pour lutter à la fois contre la nature avare et contre l'oppresseur méchant. S'il réussit à vivre, c'est par un prodige de volonté. Il faut qu'il s'accommode à tous les caprices du temps et se soumette en mille occasions à la torture volontaire. que la gelée fende la pierre, que le soleil brûle, que la pluie tombe ou que le vent hurle, il est toujours à l'œuvre ; que l'inondation noie ses récoltes, que la chaleur les calcine, il moissonne tristement ce qui reste et qui ne suffira guère à le nourrir. Qu'arrive le jour des semailles, il se retirera le grain de la bouche pour le jeter dans le sillon. Dans son désespoir, l'âpre foi lui reste : il sacrifie une partie de la pauvre moisson, si nécessaire, dans la confiance qu'après le rude hiver, après le brûlant été, le blé mûrira pourtant et doublera, triplera la semence, la décuplera peut-être. Quel amour intense il ressent pour cette terre, qui le fait tant peiner par le travail, tant souffrir par la crainte et les déceptions, tant exulter de joie quand les lignes ondulent à pleins épis. aucun amour n'est plus fort que celui du paysan pour le sol qu'il défonce et qu'il ensemence, duquel il est né et dans lequel il retournera ! Et pourtant que d'ennemis l'entourent et lui envient la possession de cette terre qu'il adore ! Le percepteur d'impôts taxe sa charrue et lui prend une part de son blé ; le marchand en saisit une autre part ; le chemin de fer le frustre aussi dans le transport de la denrée. De toutes parts, il est trompé. Et nous avons beau lui crier : «Ne paie pas l'impôt, ne paie pas la rente», il paie quand même parce qu'il est seul, parce qu'il n'a pas confiance dans ses voisins, les autres petits paysans, propriétaires ou métayers, et n'ose se concerter avec eux. On les tient asservis, lui et tous les autres, par la peur et la désunion.
Il est certain que si tous les paysans d'un même district avaient compris combien l'union peut accroître la force contre l'oppression, ils n'auraient jamais lissé périr les communautés des temps primitifs, les «groupes d'amis», comme on les appelle en Serbie et autres pays slaves. Le propriété collective de ces associations n'est point divisée en d'innombrables enclos par des haies, des murs et des fossés. Les compagnons n'ont point à se disputer pour savoir si un épi poussé à droite ou à gauche du sillon est bien à eux. Pas d'huissier, pas d'avoué, pas de notaire pour régler les intérêts entre les camarades. Après la récolte, avant l'époque du nouveau labour, ils se réunissent pour discuter les affaires communes. Le jeune homme qui s'est marié, la famille qui s'est accrue d'un enfant ou chez laquelle est entré un hôte, exposent leur situation nouvelle et prennent une plus large part de l'avoir commun pour satisfaire leurs besoins plus grands. On resserre ou l'on éloigne les distances suivant l'étendue du sol et le nombre de membres, et chacun besogne dans son champ, heureux d'être ne paix avec les frères qui travaillent à leur côté sur la terre mesurée aux besoins de tous. Dans les circonstances urgentes, les camarades s'entr'aident : un incendie a dévoré telle cabane, tous s'occupent à la reconstruire ; une ravine d'eau a détruit un bout de champ, on en prépare un autre pour le détenteur lésé. Un seul paît les troupeaux de le communauté, et le soir, les brebis, les vaches savent reprendre le chemin de leur étable sans qu'on les y pousse. La commune est à la fois la propriété de tous et de chacun.
Oui, mais la commune, de même que l'individu, est bien faible si elle reste dans l'isolement. Peut-être n'a-t-elle pas assez de terres pour l'ensemble des participants, et tous doivent souffrir de la faim ! Presque toujours elle se trouve en lutte avec un seigneur plus riche qu'elle, qui prétend à la possession de tel ou tel champ, de telle forêt ou de tel terrain de pâture. Elle résiste bien, et si le seigneur était seul, elle aurait bien vite triomphé de l'insolent personnage ; mais le seigneur n'est pas seul, il a pour lui le gouverneur de la province et le chef de la police, pour lui les prêtres et les magistrats, pour lui le gouvernement tout entier avec ses lois et son armée. Au besoin, il dispose du canon pour foudroyer ceux qui lui disputent le sol débattu. ainsi, la commune pourrait avoir cent fois raison, elle a toutes les chances que les puissants lui donnent tort. Et nous avons beau lui crier, comme à l'imposable isolé : «Ne cède pas !», elle doit céder, victime de son isolement et de sa faiblesse.
Vous êtes donc faibles, vous tous, petits propriétaires, isolés ou associés en communes, vous êtes bien faibles contre tous ceux qui cherchent à vous asservir, accapareurs de terre qui en veulent à votre petit lopin, gouvernants qui cherchent à en prélever tout le produit. Si vous ne savez pas vous unir, non seulement d'individu à individu et de commune à commune, mais aussi de pays à pays, en une grande internationale de travailleurs, vous partagerez bientôt le sort de millions et de millions d'hommes qui sont déjà dépouillés de tous droits aux semailles et à la récolte et qui vivent dans l'esclavage du salariat, trouvant l'ouvrage quand des patrons ont intérêt à leur en donner, toujours obligés de mendier sous mille formes, tantôt demandant humblement d'être embauchés, tantôt même en avançant la main pour implorer une avare pitance. Ceux-ci ont été privés de la terre, et vous pouvez l'être demain. Y a-t-il une si grande différence entre leur sort et le vôtre ? La menace les atteint déjà ; elle vous épargne encore pour un jour ou deux. Unissez-vous tous dans votre malheur ou votre danger. Défendez ce qui vous reste et reconquérez ce que vous avez perdu.
Sinon votre sort à venir est horrible, car nous sommes dans un âge de science et de méthode et nos gouvernants, servis par l'armée des chimistes et des professeurs, vous préparent une organisation sociale dans laquelle tout sera réglé comme dans une usine, où la machine dirigera tout, même les hommes ; où ceux-ci seront de simples rouages que l'on changera comme de vieux fer quand ils se mêleront de raisonner et de vouloir.
C'est ainsi que dans les solitudes du Grand-Ouest Américain, des compagnies de spéculateurs, en fort bons termes avec le gouvernement, comme le sont tous les riches ou ceux qui ont l'espoir de le devenir, se sont fait concéder des domaines immenses dans les régions fertiles et en font à coups d'hommes et de capitaux des usines à céréales. Tel champ de culture a la superficie d'une province. Ce vaste espace est confié à une sorte de général, instruit, expérimenté, bon agriculteur et bon commerçant, habile dans l'art d'évaluer à sa juste valeur la force de rendement des terrains et des muscles. Notre homme s'installe dans une maison commode au centre de sa terre. Il a dans ses hangars cent charrues, cent machines à semer, cent moissonneuses, vingt batteuses ; une cinquantaine de wagons traînés par des locomotives vont et viennent incessamment sur des lignes de rails entre les gares du champ et le port le plus voisin dont les embarcadères et les navires lui appartiennent aussi. Un réseau de téléphones va de la maison palatiale à toutes les constructions du domaine ; la voix du maître est entendue de partout ; il a l'oreille à tous les bruits, le regard à tous les actes ; rien ne se fait sans ses ordres et loin de la surveillance.
Et que devient l'ouvrier, le paysan dans ce monde si bien organisé ? Machines, chevaux et hommes sont utilisés de la même manière : on voit en eux autant de forces, évaluées en chiffres, qu'il faut employer au mieux du bénéfice patronal, avec le plus de produit et le moins de dépenses possible. Les écuries sont disposées de telle sorte qu'au sortir même de l'édifice, les animaux commencent à creuser le sillon de plusieurs kilomètres de long qu'ils ont à tracer jusqu'au bout du champ : chacun de leurs pas est calculé, chacun rapporte au maître. De même les mouvements des ouvriers sont réglés à l'issue du dortoir commun. Là, point de femmes ni d'enfants qui viennent troubler la besogne par une caresse ou par un baiser. Les travailleurs sont groupés par escouades ayant leurs sergents, leurs capitaines et l'inévitable mouchard. Le devoir est de faire méthodiquement le travail commandé, d'observer le silence dans les rangs. Qu'une machine se détraque, on la jette au rebut, s'il n'est pas possible de la réparer. Qu'un cheval tombe et se casse un membre, on lui tire un coup de revolver dans l'oreille et on le traîne au charnier. Qu'un homme succombe à la peine, qu'il se brise un membre ou se laisse envahir par la fièvre, on daigne bien ne pas l'achever, mais on s'en débarrasse tout de même : qu'il meure à l'écart sans fatiguer personne de ses plaintes. A la fin des grands travaux, quand la nature se repose, le directeur se repose aussi et licencie son armée. L'année suivante, il trouvera toujours une quantité suffisante d'os et de muscles à embaucher, mais il se gardera bien d'employer les mêmes travailleurs que l'année précédente. Ils pourraient parler de leur expérience, s'imaginer qu'il en savent autant que le maître, obéir de mauvaise grâce, qui sait ? S'attacher peut-être à la terre cultivée par eux et se figurer qu'elle leur appartient !
Certes, si le bonheur de l'humanité consistait à créer quelques milliardaires thésaurisant au profit de leurs passions et de leurs caprices les produits entassés par tous les travailleurs asservis, cette exploitation scientifique de la terre par une chiourme de galériens serait l'idéal rêvé. Prodigieux sont les résultats financiers de ces entreprises, quand la spéculation ne ruine pas ce que la spéculation crée. Telle quantité de blé obtenue par le travail de cinq cents hommes pourrait en nourrir cinquante mille ; à la dépense faite par un salaire avare correspond un rendement énorme de denrées qu'on expédie par chargement de navires et qui se vendent dix fois la valeur de production.
Il est vrai que si la masse des consommateurs manquant d'ouvrage et de salaire devient trop pauvre, elle ne pourra plus acheter tous ces produits et, condamnée à mourir de faim, elle n'enrichira plus les spéculateurs. Mais ceux-ci ne s'occupent point du lointain avenir : gagner d'abord, marcher sur un chemin pavé d'argent, et l'on verra plus tard ; les enfants se débrouilleront ! «Après nous le déluge !»
Voilà, camarades travailleurs qui aimez le sillon où vous avez vu pour la première fois le mystère de la tigelle de froment perçant la dure motte de terre, voilà quelle destinée l'on vous prépare ! On vous prendra le champ et la récolte, on vous prendra vous-mêmes, on vous attachera à quelque machine de fer, fumante et stridente, et tout enveloppés de la fumée de charbon, vous aurez à balancer vos bras sur un levier dix ou douze mille fois par jour. C'est là ce qu'on appelle l'agriculture. Et ne vous attardez pas alors à faire l'amour quand le cœur vous dira de prendre femme ; ne tournez pas la tête vers la jeune fille qui passe : le contremaître n'entend pas qu'on fraude le travail du patron;
S'il convient à celui-ci de vous permettre le mariage pour créer progéniture, c'est qu'il vous trouvera bien à son gré ; vous aurez cette âme d'esclave qu'il aura voulu façonner ; vous serez assez vil pour qu'il autorise la race d'abjection à se perpétuer. L'avenir qui vous attend est celui de l'ouvrier, de l'ouvrière, de l'enfant d'usine ! Jamais esclavage antique n'a plus méthodiquement pétri et façonné la matière humaine pour la réduire à l'état d'outil. Que reste-t-il d'humain dans l'être hâve, déjeté, scrofuleux qui ne respire jamais d'autre atmosphère que celle des suints, des graisses et des poussières ?
Évitez cette mort à tout prix, camarades. Gardez jalousement votre terre, vous qui en avez un lopin ; elle est votre vie et celle de la femme, des enfants que vous aimez. Associez-vous aux compagnons dont la terre est menacée comme la vôtre par les usiniers, les amateurs de chasse, les prêteurs d'argent ; oubliez toutes vos petites rancunes de voisin à voisin, et groupez-vous en communes où tous les intérêts soient solidaires, où chaque motte de gazon ait tous les communiers pour défenseurs. A cent, à mille, à dix mille, vous serez déjà bien forts contre le seigneur et ses valets ; mais vous ne serez pas encore assez forts contre une armée. Associez-vous donc de commune à commune et que la plus faible dispose de la force de toutes. bien plus, faites appel à ceux qui n'ont rien, à ces gens déshérités des villes qu'on vous a peut-être appris à haïr, mais qu'il faut aimer parce qu'ils vous aideront à garder la terre et à reconquérir celle qu'on vous a prise. Avec eux, vous attaquerez, vous renverserez les murailles d'enclos ; avec eux, vous fonderez la grande commune des hommes, où l'on travaillera de concert à vivifier le sol, à l'embellir et à vivre heureux, sur cette bonne terre qui nous donne le pain.
Mais si vous ne faites pas cela, tout est perdu. Vous périrez esclaves et mendiants : Vous avez faim», disait récemment un maire d'Alger à une députation d'humbles sans-travail, «vous avez faim ?... eh bien, mangez-vous les uns les autres !»

René Guénon - Caïn et Abel - Le Règne de la Quantité (Lecture)

JAZZ ET ARLEQUIN


Le 22 janvier (jour de mon anniversaire) 1956, fut enregistré au Rudey Van Gelder Studio un magnifique morçeau du Modern Jazz Quartet composé par John Lewis : Fontessa.
John lewis au piano
Connie Kay à la batterie
Percy Heath à la basse
Milt Jackson au vibraphone

Thierry Lalo, dans son livre consacré à John Lewis, restitue le contexte de l'époque en traitant en même temps la rencontre de John Lewis avec Sacha Distel qui va donner le disque Afternoon in Paris. L'auteur décrit aussi la venue du Modern Jazz Quartet à Paris et leur énorme succès autant chez le public que dans les revues spécialisées. La genèse du morçeau Fontessa est passionante et révèle le génie du pianiste qui va puiser son inspiration dans ce qu'il y avait de jazzistique avant l'heure dans la culture européenne : la Commedia dell'arte. Fontessa est un bijou inaltérable, des scenettes exquises qui dialoguent les unes avec les autres, rires et larmes, jamais la musique n'a été si expressive, si proche de la voix et de la gestuelle du personnage de théâtre. Comme Molière, John Lewis compose et joue sur les planches avec sa troupe de comédiens réglée au millimètre, quand le rideau se lève, l'ennui s'envole et le jeu ravit l'âme.


Jean Phaure - Les signes de notre temps (Le cycle de l'humanité adamique, lecture)







René Guénon - L'OMPHALOS, symbole du centre (lecture)


René Guénon - L'omphalos, symbole du centre
« Regnabit » – 5e année – N° 1 - Tome XI – Juin 1926.

Nous avons, dans notre dernier article, indiqué divers symboles qui, dans les traditions antiques, représentent le Centre et les idées qui s'y rattachent ; mais il en est d'autres encore, et un des plus remarquables est peut-être celui de l'Omphalos, que l'on retrouve également chez presque tous les peuples, et cela dès les temps les plus reculés (1).

Le mot grec omphalos signifie proprement « ombilic », mais il désigne aussi, d'une façon générale, tout ce qui est centre, et plus spécialement le moyeu d'une roue. Il y a pareillement, dans d'autres langues, des mots qui réunissent ces différentes significations ; tels sont, dans les langues celtiques et germaniques, les dérivés de la racine nab ou nav : en allemand, nabe, moyeu, et nabel, ombilic ; de même, en anglais, nave et navel, ce dernier mot ayant aussi le sens général de centre ou de milieu ; et, en sanscrit, le mot nâbhi, dont la racine est la même, a à la fois les deux acceptions (2). D'autre part, en gallois, le mot nav ou naf, qui est évidemment identique aux précédents, a le sens de « chef » et s'applique même à Dieu ; c'est donc l'idée du Principe central que nous retrouvons ici (3).

Il nous semble que, parmi les idées exprimées par ces mots, celle du moyeu a, à cet égard, une importance toute particulière : le Monde étant symbolisé par la roue comme nous l'avons expliqué précédemment, le moyeu représente naturellement le « Centre du Monde ». Ce moyeu, autour duquel tourne la roue, en est d'ailleurs la pièce essentielle et nous pouvons nous référer sur ce point à la tradition extrême-orientale : « Trente rais réunis, dit Lao-tseu, forment un assemblage de roue ; seuls, ils sont inutilisables ; c'est le vide qui les unit, qui fait d'eux une roue dont on peut se servir » (4). On pourrait croire, à première vue, qu'il s'agit dans ce texte de l'espace qui demeure vide entre les rayons ; mais on ne peut dire que cet espace les unit, et, en réalité, c'est du vide central qu'il est question. En effet, le vide, dans les doctrines orientales, représente l'état principiel de « non-manifestation » ou de « non-agir » ; l'« Activité du Ciel », dit-on, est une « activité non-agissante » (wei wu-wei), et pourtant elle est la suprême activité, principe de toutes les autres, et sans laquelle rien ne pourrait agir ; c'est donc bien l'équivalent du « moteur immobile » d'Aristote (5).

Revenons à l'Omphalos : ce symbole représentait essentiellement le « Centre du Monde », et cela même lorsqu'il était placé en un lieu qui était simplement le centre d'une région déterminée, centre spirituel, d'ailleurs, bien plutôt que centre géographique, quoique les deux aient pu coïncider en certains cas. Il faut, pour le comprendre, se rappeler que tout centre spirituel régulièrement constitué était considéré comme l'image d'un Centre suprême, où se conservait intact le dépôt de la Tradition primordiale ; nous avons fait allusion à ce fait dans notre étude sur la légende du Saint Graal (août-septembre 1925). Le centre d'une certaine région était donc véritablement, pour le peuple qui habitait cette région, l'image visible du « Centre du Monde », de même que la tradition propre à ce peuple n'était en principe qu'une adaptation, sous la forme qui convenait le mieux à sa mentalité et à ses conditions d'existence, de la Tradition primordiale, qui fut toujours, quoi que puissent en penser ceux qui s'arrêtent aux apparences extérieures, l'unique vraie Religion de l'humanité tout entière.

On connaît surtout, d'ordinaire, l'Omphalos du temple de Delphes ; ce temple était bien réellement le centre spirituel de la Grèce antique, et, sans insister sur toutes les raisons qui pourraient justifier cette assertion, nous ferons seulement remarquer que c'est là que s'assemblait, deux fois par an, le conseil des Amphictyons, composé des représentants de tous les peuples helléniques, et qui formait d'ailleurs le seul lien effectif entre ces peuples, politiquement indépendants les uns des autres. La force de ce lien résidait précisément dans son caractère essentiellement religieux et traditionnel, seul principe d'unité possible pour une civilisation constituée sur des bases normales : que l'on songe par exemple à ce qu'était le Chrétienté au moyen âge, et, à moins d'être aveuglé par les préjugés modernes, on pourra comprendre que ce ne sont pas là de vains mots.

La représentation matérielle de l'Omphalos était généralement une pierre sacrée, ce qu'on appelle souvent un « bétyle » ; et ce dernier mot est encore des plus remarquables. Il semble, en effet, que ce ne soit pas autre chose que l'hébreu Beith-El, « maison de Dieu », le nom même que Jacob donna au lieu où le Seigneur s'était manifesté à lui dans un songe : « Et Jacob s'éveilla de son sommeil et dit : Sûrement le Seigneur est en ce lieu, et je ne le savais pas. Et il fut effrayé et dit : Que ce lieu est redoutable ! c'est la maison de Dieu et la porte du Ciel. Et Jacob se leva tôt le matin, et il prit la pierre sur laquelle il avait reposé sa tête, la dressa comme un pilier, et versa de l'huile sur son sommet (pour la consacrer). Et il donna à ce lieu le nom de Beith-El ; mais le premier nom de cette ville était Luz » (Genèse, XXVIII, 16-19). Ce nom de Luz a aussi une importance considérable dans la tradition hébraique ; mais nous ne pouvons nous y arrêter actuellement, car cela nous entraînerait dans une trop longue digression. De même, nous ne pouvons que rappeler brièvement qu'il est dit que Beith-El, « maison de Dieu », devint par la suite Beith-Lehem, « maison du pain », la ville où naquit le Christ ; la relation symbolique qui existe entre la pierre et le pain serait cependant digne d'attention, mais nous devons nous borner (6). Ce qu'il faut remarquer encore, c'est que le nom de Beith-El ne s'applique pas seulement au lieu, mais aussi à la pierre elle-même : « Et cette pierre, que j'ai dressée comme un pilier, sera la maison de Dieu » (ibid., 22). C'est donc cette pierre qui doit être proprement l'« habitacle divin » (mishkan) suivant la désignation qui sera donnée plus tard au Tabernacle ; et, quand on parle du « culte des pierres », qui fut commun à tant de peuples anciens, il faut bien comprendre que ce culte ne s'adressait pas aux pierres, mais à la Divinité dont elles étaient la résidence (7).

La pierre représentant l'Omphalos pouvait avoir la forme d'un pilier, comme la pierre de Jacob ; il est très probable que, chez les peuples celtiques, certains menhirs n'étaient pas autre chose que des représentations de l'Omphalos. C'est notamment le cas de la pierre d'Ushnagh, en Irlande, dont nous reparlerons plus loin ; et les oracles étaient rendus auprès de ces pierres, comme à Delphes, ce qui s'explique aisément, dès lors qu'elles étaient considérées comme la demeure de la Divinité ; la « maison de Dieu », d'ailleurs, s'identifie tout naturellement au « Centre du Monde » (8).

L'Omphalos pouvait aussi être représenté par une pierre de forme conique, comme la pierre noire de Cybèle, ou ovoïde. Le cône rappelait la montagne sacrée, symbole du « Pôle » ou de l'« Axe du Monde », ainsi que nous l'avons dit précédemment (mars et mai 1926) ; quant à la forme ovoïde, elle se rapporte directement à un autre symbole, celui de l'« OEuf du Monde », que nous aurons à envisager aussi dans la suite de ces études. Parfois, et en particulier sur certains omphaloi grecs, la pierre était entourée d'un serpent ; on voit aussi ce serpent enroulé à la base ou au sommet des bornes chaldéennes, qui doivent être considérées comme de véritables « bétyles » (9). D'ailleurs, comme nous l'avons déjà fait remarquer, le symbole de la pierre est, d'une façon générale, en connexion assez étroite avec celui du serpent, et il en est de même de celui de l'oeuf, notamment chez les Celtes et chez les Egyptiens.

Un exemple remarquable de figuration de l'Omphalos est le bétyle de Kermaria, près Pont-l'Abbé (Finistère), dont la forme générale est celle d'un cone irrégulier, arrondi au sommet (10). A la partie inférieure est une ligne sinueuse, qui parait n'autre autre chose qu'une forme stylisée du serpent dont nous venons de parler ; le sommet est entouré d'une grecque. Sur une des faces est un swastika (voir notre article de mai 1926) ; et la présence de ce signe (dont la grecque est d'ailleurs un dérivé) suffirait à confirmer, d'une façon aussi nette que possible, la signification de ce curieux monument. Sur une autre face est encore un symbole qui n'est pas moins intéressant : c'est une figure à huit rayons, circonscrite par un carré, au lieu de l'être par un cercle comme la roue ; cette figure est donc tout à tait comparable à ce qu'est, dans le type à six rayons, celle qui occupe l'angle supérieur du pavillon britannique (voir no-vembre 1925, p. 395), et qui doit être pareillement d'origine celtique. Ce qui est le plus étrange, c'est que ce signe du bétyle de Kermaria se trouve exactement reproduit, à plusieurs exemplaires, dans le graffite du donjon de Chinon, bien connu des lecteurs de Regnabit ; et, dans le même graffite, on voit encore la figure à huit rayons tracée sur le bouclier ovale qui tient un personnage agenouillé (11). Ce signe doit avoir joué un assez grand rôle dans le symbolisme des Templiers (12), car « il se trouve aussi en d'anciennes commanderies du Temple ; il se voit également, comme signe héraldique, sur un grand écusson à la tête de la statue funéraire d'un Templier, du XIIIe siècle, de la commanderie de la Roche-en-Cloué (Vienne), et sur une pierre sculptée, en la commanderie de Mauléon, près Châtillon-sur-Sèvre (Deux-Sèvres) » (13). Cette dernière figuration est d'ailleurs celle d'une roue proprement dite (14) ; et ce n'est là qu'un exemple, entre beaucoup d'autres, de la continuation des traditions celtiques à travers le moyen âge. Nous avons omis de signaler précédemment, à propos de ce symbole, qu'une des significations principales du nombre 8 est celle de « justice » et d'« équilibre », idées qui, comme nous l'avons montré, se rattachent directement à celle du Centre (15).

Pour ce qui est de l'Omphalos, il faut encore ajouter que, s'il était représenté le plus habituellement par une pierre, il a pu l'être aussi parfois par un tertre, une sorte de tumulus. Ainsi, en Chine, au centre de chaque royaume ou Etat féodal, on élevait autrefois un tertre en forme de pyramide quadrangulaire, formé de la terre des « cinq régions » : les quatre faces correspondaient aux quatre points cardinaux, et le sommet au centre lui-même (16). Chose singulière, nous allons retrouver ces cinq régions en Irlande, où la « pierre debout du chef » était, d'une façon semblable, élevée au centre de chaque domaine (17).

C'est l'Irlande, en effet, qui, parmi les pays celtiques, fournit le plus grand nombre de données relatives à l'Omphalos ; elle était autrefois divisée en cinq royaumes, dont l'un portait le nom de Mide (resté sous la forme anglicisée Meath), qui est l'ancien mot celtique medion, « milieu », identique au latin medius. Ce royaume de Mide, qui avait été formé de portions prélevées sur les territoires des quatre autres, était devenu l'apanage propre du roi suprême d'Irlande, auquel les autres rois étaient subordonnés. A Ushnagh, qui représente assez exactement le centre du pays, était dressée une pierre gigantesque appelée « nombril de la Terre », et désignée aussi sous le nom de « pierre des portions » (ail-na-meeran), parce qu'elle marquait l'endroit où convergeaient les lignes séparatives des cinq royaumes. Il s'y tenait annuellement, le premier mai, une assemblée générale tout à fait comparable à la réunion annuelle des Druides dans le « lieu consacré central » (medio-lanon ou medio-nemeton) de la Gaule, au pays des Carnutes.

Cette division de l'Irlande en quatre royaumes, plus la région centrale qui était la résidence du chef suprême, se rattache à des traditions extrêmement anciennes. En effet, l'Irlande fut, pour cette raison, appelée l’« île des quatre Maîtres» (18) ; mais cette dénomination, de même d'ailleurs que celle d'« île verte » (Erin), s'appliquait antérieurement à une autre terre beaucoup plus septentrionale, aujourd'hui inconnue, disparue peut-être (Thulé ou Ogygie), et qui fut un des principaux centres spirituels des temps préhistoriques. Le souvenir de cette « île des quatre Maîtres » se retrouve jusque dans la tradition chinoise, ce qui semble n'avoir jamais été remarqué ; voici un texte taoïste qui en fait foi : « L'empereur Yao se donna beaucoup de peine, et s'imagina avoir régné idéalement bien. Après qu'il eut visité les quatre Maîtres, dans la lointaine île de Kou-chee (habitée par des hommes transcendants, tchennj-en), il reconnut qu'il avait tout gâté. L'idéal, c'est l'indifférence (le détachement) du surhomme, qui laisse tourner la roue cosmique » (19).

 La dernière phrase de ce passage nous ramène encore au symbole de la « roue du Monde » : l'« indifférence » dont il est question ne doit pas être entendue au sens ordinaire, mais elle est proprement le « non-agir » ; l'« homme transcendant », étant placé au Centre, ne participe plus au mouvement des choses, mais il dirige ce mouvement par sa seule présence, parce qu'en lui se reflète l'« Activité du Ciel » (20). On pourrait, si l'on traduisait ceci en termes du langage occidental, le rapporter très exactement à l'« habitat spirituel » dans le Coeur du Christ (21), à la condition, bien entendu, d'envisager cet habitat dans sa pleine réalisation effective, et non pas comme une simple aspiration plus ou moins sentimentale.

Peut-être certains ne verront-ils, dans quelques-uns des rapprochements que nous avons signalés ici, qu'une affaire de simple curiosité ; mais nous tenons à déclarer qu'ils ont pour nous une portée beaucoup plus grande, comme tout ce qui permet de retrouver et de réunir les vestiges épars de la Tradition primordiale.

RENÉ GUÉNON.

(1) W.-H. Roscher, dans un ouvrage intitulé Omphalos, paru en 1913, a rassemblé une quantité considérable de documents établissant ce fait pour les peuples les plus divers ; il prétend que ce symbole est lié à l'idée que se faisaient ces peuples de la forme de la terre, mais c'est là une opinion mal fondée, qui implique une méconnaissance de la signification profonde du symbolisme : l'auteur s'imagine qu'il s'agit de la croyance à un centre de la surface terrestre, au sens le plus grossièrement littéral. - Nous utiliserons dans ce qui suit un certain nombre de renseignements contenus dans une étude de M. J. Loth sur L'Omphalos chez les Celtes, parue dans la Revue des Etudes anciennes, juillet-septembre 1915.
(2) Le mot nave, en même temps que le moyeu d'une roue, désigne la nef d'une église ; mais cette coïncidence parait n'être qu'accidentelle, car nave, dans ce dernier cas, doit être dérivé du latin navis.
(3) Agni, dans le Rig-Vêda, est appelé « nombril de la Terre », ce qui se rattache encore à la même idée ; le swastika est souvent un symbole d'Agni.
(4) Tao-te-king, XI.
(5) Dans le symbolisme hindou, l'être qui est libéré du changement est représenté comme sortant du « monde élémen-taire » (la « sphère sublunaire » d'Aristote) par un passage comparé au moyeu de la roue d'un chariot, c'est-à-dire à un axe fixe autour duquel s'effectue la mutation à laquelle il va échapper désormais.
(6) « Et le tentateur, s'approchant, dit à Jésus : Si tu es le Fils de Dieu, commande que ces pierres deviennent des pains » (St Matthieu, IV, 3 ; cf. St Luc, IV, 3). Ces paroles ont un sens mystérieux, en rapport avec ce que nous indiquons lei : le Christ devait bien accomplir une semblable transformation, mais spirituellement, et non matériellement comme le deman-dait le tentateur ; or l'ordre spirituel est analogue à l'ordre matériel, mais en sens inverse, et la marque du démone est de prendre toutes choses à rebours. C'est le Christ lui-même qui était « le pain vivant descendu du Ciel » ; et c'est ce pain qui devait, dans la Nouvelle Alliance, être substitué à la pierre comme maison de Dieu » ; et, ajouterons-nous encore, c'est pourquoi les oracles ont cessé.
(7) Nous ne pouvons nous étendre ici, autant qu'il le faudrait, sur le symbolisme général des pierres sacrées ; peut-être aurons-nous l'occasion d'y revenir plus tard. Nous signalerons, sur ce sujet, l'ouvrage trop peu connu de Gougenot des Mousseaux, Dieu et les Dieux, qui contient des renseignements d'un grand intérêt.
(8) Tout ceci se rattache à la question des « influences spirituelles » (en hébreu berakoth), question très complexe et qui ne paraît pas avoir jamais été traitée dans son ensemble.
(9) On peut voir plusieurs spécimens de ces bornes au musée du Louvre.
(10) M. J. Loth, dans l'étude que nous avons citée plus haut, a donné des photographies de ce bétyle, ainsi que de quelques autres pierres du même genre.
(11) Ce bouclier rappelle nettement la roue à huit rayons, comme celui de la figure allégorique d'Albion, qui a la même forme, rappelle la roue à six rayons, ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer.
(12) La même figure a d'ailleurs été conservée jusque dans la Maçonnerie moderne ; mais on l'y considère seulement comme la « clef des chiffres », et on montre qu'il est en effet possible de la décomposer de manière à obtenir tous les chiffres arabes sous une forme plus ou moins schématisée.
(13) L. Charbonneau-Lassay, Le Coeur rayonnant du donjon de Chinon, p. 16. Le texte est accompagné de la reproduction des deux exemples dont il est ici fait mention.
(14) Une roue à peu près semblable est figurée sur un pavé de carrelage du musée des Antiquaires de l'Ouest, à Poitiers, datant vraisemblablement du XVe siècle, et dont l'empreinte nous a été communiquée par M. Charbonneau.
(15) On sait aussi quelle était l'importance de l'Ogdoade pour les Pythagoriciens. - D'autre part, nous avons déjà indiqué (novembre 1925, p. 396) les significations du nombre 6, qui est, avec le nombre 8, le plus fréquent pour les rayons des roues symboliques ; celle de « médiation » a aussi un rapport très étroit, et d'ailleurs évident, avec l'idée du Milieu ou du Centre.
(16) Le nombre 5 a, dans la tradition chinoise, une importance symbolique toute particulière. - Il va sans dire que le tertre est encore une image de la montagne sacrée.
(17) Brehon Laws, citées par J. Loth.
(18) Le nom de saint Patrice, qu'on ne connaît d'ordinaire que sous sa forme latinisée, était originairement Cothraige, qui signifie « le serviteur des quatre ».
(19) Tchoang-tseu, ch. 1er ; traduction du R. P. L. Wieger, S. J., p. 213. - L'empereur Yao régnait, dit-on, en l'an 2356 avant l'ère chrétienne.
(20) Il devrait être à peine utile de faire observer que ce « non-agir » n'a rien de commun avec un « quiétisme » quelconque.
(21) Voir l'article de M. Charbonneau-Lassay sur ce sujet (janvier 1926), et aussi la fin de notre article de mars 1926.
P.-S. - Pour compléter notre article sur le Coeur rayonnant et le Coeur enflammé (avril 1926), nous reproduisons ces lignes empruntées à M. Charbonneau-Lassay (22) : « Les rayons, dans l'héraldique et dans l'iconographie du moyen âge, étaient le signe spécial, le signe réservé de l'Hat glorieux ; les flammes symbolisaient l'amour ou l'ardeur (au sens humain et au sens mystique) qui consument comme le feu, mais non la gloire. Les rayons, éclat et lumière fulgurante, disaient le triomphe, la glorification suprême et totale. Dans l'ancienne héraldique française, si nettement expressive, les rayons étaient si bien l'emblème propre de la gloire ainsi entendue, et surtout dans une composition religieuse, de la gloire céleste, que les croix rayonnantes portent, dans le langage si parlant du blason, le nom de croix divines »
Il y a là encore une raison, s'ajoutant à celles que nous avons déjà dites, de l'importance prépondé-rante de la figuration du Coeur rayonnant antérieurement aux temps modernes : on voit en effet qu'elle correspondait à un aspect plus élevé, plus exclusivement divin en quelque sorte, du symbolisme du Coeur.
Pour les flammes, la signification héraldique est exactement celle que nous avons indiquée en nous basant sur des considérations d'un autre ordre ; pour les rayons, comme la concordance pourrait n'être pas saisie immédiatement, il faut une explication complémentaire, qui peut d'ailleurs tenir en quelques mots. En effet, la signification héraldique des rayons se rapporte essentiellement à la « lumière de gloire », dans et par laquelle s'opère la vision béatifique ; or celle-ci est bien de l'ordre intellectuel pur, elle est la connaissance la plus haute, la réalisation la plus complète de l'intelligence, puisqu'elle est la contemplation directe de la Vérité suprême.

R. G.

Les trois reniements de Pierre, Jean Robin (Lecture)

Les trois reniements de Pierre

Aussi déplaisante que soit cette tâche, nous ne pouvons éviter de nous attarder un peu sur la décomposition du catholicisme romain, dont il est hélas prévisible qu'il sera utilisé par la puissance des ténèbres. Il faut se souvenir ici que saint Pierre fut crucifié la tête en bas, «payant » ainsi son triple reniement du Christ, « avant que le coq ait chanté deux fois ». Ces trois défaillances du prince des Apôtres préfiguraient respectivement la « Donation de Constantin », avec toutes les compromissions temporelles et la « solidification » dont elle était virtuellement porteuse [1] ; le procès des Templiers, qu'il n'y a pas lieu de commenter davantage ; et le désastreux concile Vatican II, bien sûr.

Si cette « solidification » imposée à Rome par son pouvoir temporel fut très justement stigmatisée par Dante comme une malédiction, il faut admettre que ces structures revêtirent au Moyen Age — eu égard au contexte européen — un aspect « sacrificiel » et providentiel. Mais les aspects négatifs de cette « coagulation » contenus en germes, se manifestèrent sans obstacles à l'époque moderne, pour aboutir à la... dissolution engendrée par Vatican II.
Rendue vulnérable par son enracinement temporel, son appareil « bureaucratique » et son centralisme, Rome — ou plutôt le Vatican — devait succomber avant la Seconde Venue, conformément aux terribles paroles du Christ à Pierre « Retire-toi de moi, Satan ! » Le symbolisme maléfique de l'âne, qui sous la figure la plus courante de l'âne rouge, est l'« emblème » de la contre-initiation de filiation sétienne, nous fournira ici la clef de cette tragédie. Selon le Kalki Purâna, le Kali-Yuga, l'âge sombre dont nous atteignons le terme, a l'âne pour monture. Il est donc surprenant de voir le Christ lui-même chevaucher un âne lors de son entrée triomphale à Jérusalem. C'est que, selon Guénon, l'âne symbolise ici les puissances maléfiques dominées et domptées par le Sauveur. Mais, toujours selon les lois de l'analogie inverse, à la fin, un certain christianisme — celui-là même qu'a maudit le Christ — en vient à servir de véhicule aux forces typhoniennes.
Le Vatican lui-même, en la personne d'un de ses « distingués » représentants, en a laissé échapper l'aveu récemment. En décembre 1987 en effet, le consulteur de la Congrégation du Clergé déclarait que le célèbre graffito du mont Palatin (montrant un chrétien agenouillé devant un homme à tête d'âne crucifié), était en fait une représentation chrétienne dans laquelle l'âne identifié au Sauveur, revêtait un aspect totalement positif [2]. On frémira en se souvenant que pour Guénon ce graffito reflétait un des plus hideux mystères du monde infernal...
Par un de ces intersignes que nos contemporains ne savent plus reconnaître, on a déjà pu voir, sinon « l'Abomination de la Désolation » installée dans le sanctuaire, du moins sa très... parlante préfiguration : le pentecôtisme, ou charismatisme, dont il convient d'autant plus de souligner le caractère ténébreux qu'il pourrait passer aux yeux de certains pour une nouvelle insufflation de l'Esprit, voire une remanifestation de l'initiation chrétienne, dont il offre en fait une assez remarquable parodie.
Cela n'a d'ailleurs rien de très étonnant puisque le pentecôtisme relève d'un processus de subversion du christianisme — par confusion du psychique et du spirituel — dont l'origine remonte au « Grand Réveil » (Revival) qui « ressuscita » au XVIIIe siècle le protestantisme anglo-saxon, sur lequel ce premier « retour de l'Esprit » aussi suspect qu'incongru, devait laisser une empreinte ineffaçable. Ses premières manifestations eurent lieu comme par hasard en Amérique du Nord, avant de susciter le « Réveil évangélique » ou « méthodiste » en Grande-Bretagne. Ces « réveils » eurent un incontestable effet de stimulation morale (et non pas spirituelle...) sur la société anglo-saxonne de l'époque, tombée dans un état de dégradation que se gardaient bien d'évoquer ces anglophiles impénitents qu'étaient les Encyclopédistes. Cette désagrégation morale et intellectuelle n'est d'ailleurs pas sans évoquer la société occidentale contemporaine, qui ne devra elle aussi sa survie temporaire et illusoire qu'à une parodie de spiritualité.
Quoi qu'il en soit, le triomphalisme, l'élan missionnaire, l'alliance de la «  bonne conscience » et des « bonnes affaires » caractéristiques de la mentalité américaine durent donc à ... l'« Esprit Saint » de se manifester de façon aussi arrogante jusqu'à nos jours. Il n'y a en effet aucune solution de continuité dans la transmission de certaines influences, et, pour s'en tenir à l'aspect le plus extérieur, les assemblées très « agitées » du XVIIIe siècle trouvent un prolongement naturel dans les grands rassemblements de plein air, tel celui de Topeka, dans le Kansas où, au début de notre siècle, fut formulée pour la première fois la doctrine assimilant la glossolalie à un témoignage irréfragable du baptême de l'Esprit. Mais c'est en 1906, à Los Angeles, au cœur de cette Californie désignée par Guénon, dans sa correspondance, comme un centre secondaire de la contre-initiation, que fut définitivement officialisé ce lien entre le « parler en langues » et le baptême du Saint-Esprit. De Los Angeles jaillit ainsi le feu qui allait embraser la communauté chrétienne (y compris catholique) d’une ténébreuse ardeur.
Après l’effervescence « charitable »  de ses débuts, le pentecôtisme négligea quelque peu les questions sociales, ce que certains ne manquèrent pas de lui reprocher. Sans doute fallait-il que les charismatiques eussent tout loisir de se consacrer, inconsciemment bien sûr, à une entreprise de dissolution psychique mieux accordée aux nécessités de la deuxième phase du plan antitraditionnel : la réouverture dans le mur du matérialisme, de brèches permettant aux influences subtiles d'ordre inférieur — à l'exclusion de toute influence authentiquement spirituelle — de se manifester impunément dans notre monde. Une étude rapide du mouvement charismatique va nous en convaincre.
Commençons par son aspect le plus extérieur et le plus spectaculaire, et donc bien propre à séduire le grand nombre, victime de sa « superstition du fait » et de son goût pour les phénomènes caractéristiques de cette confusion du psychique et du spirituel par quoi se perd notre époque. Nous voulons parler de la curieuse théologie charismatique relative à la maladie. On sait en effet que l'un des arguments « publicitaires » des assemblées charismatiques réside dans les « guérisons miraculeuses » pratiquées en série et programmées en toute simplicité : « Évangélisation et guérison divine, dimanche 15 h 30 »… Ce qui implique que la maladie, pour être vaincue sur demande, ne puisse être que le fruit du péché. (Le nombre des saints du christianisme et de toutes les traditions en état peccamineux devient dans ce cas un grave sujet de perplexité !) Cette banalisation de miracles douteux contredit en fait à angle droit ces paroles de saint Augustin : « Illud mirantur homines, non quia majus est, sed quia rarum est. » En réalité, le mouvement charismatique constitue pour les influences ténébreuses un véritable « Cheval de Troie » (entendu cette fois au sens le plus littéral) leur permettant de s'infiltrer au sein de l'Église et même, déjà, d'y triompher.
Car il ne s'agit pas là d'un courant marginal qui serait tout juste toléré. Le pentecôtisme (dont on semble avoir oublié en route qu'il vit le jour au sein des milieux les plus « illuminés » et les plus évidemment suspects du protestantisme américain) a, il y a dix-sept ans déjà, trouvé sa consécration au plus haut niveau de l'Eglise officielle. Le lundi de Pentecôte 1975, en effet, en la basilique Saint-Pierre de Rome, et au cours d'une messe concélébrée par un cardinal... et sept cent cinquante prêtres, à l'occasion du Congrès international du Renouveau charismatique, on entendit de la bouche d'un laïc cette étrange « prophétie », confirmée très démocratiquement par les applaudissements prolongés du public, et en premier lieu des évêques présents : […] Je veux conduire mon peuple à une unité nouvelle […] J’ai commencé de renouveler mon Église. Je veux conduire le monde à la liberté [3]. » Et pour que la fête fût complète, on dansa, pour la première fois, sous le dôme de Saint-Pierre.
Voilà pour l'Abomination dans le lieu saint. Quant à la parodie d'initiation, nous en prendrons encore la preuve chez H. Mülhen, commentant des recherches récentes selon lesquelles le baptême d'eau pour la rémission des péchés « était clairement distinct à l'époque la plus ancienne de l'imposition des mains (comme signe de la continuation de l'expérience de la Pentecôte) ». C'est tout à fait ce que disent les chrétiens d'esprit authentiquement traditionnel, qui tirent néanmoins de cette constatation (et sans qu'il soit besoin de  « recherches ») des conclusions quelque peu différentes ! Heribert Mülhen, pour que les choses soient parfaitement claires et doctrinalement impeccables (Satan, n'est-ce pas, est habile théologien, s'il est piètre métaphysicien), spécifie bien que le Saint-Esprit est aussi présent dans le baptême d'eau, signe d'incorporation à l'Église, mais que seule l'imposition des mains confère l'initiation. On ne saurait être plus orthodoxe. Qu'on en juge d'après les Écritures :
«A la nouvelle que la Samarie avait accueilli la parole de Dieu, les Apôtres qui étaient à Jérusalem y envoyèrent Pierre et Jean. Une fois descendus, ils prièrent pour eux, afin qu'ils reçoivent l'Esprit Saint. Car il n'était encore tombé sur aucun d'eux ; ils étaient seulement baptisés au nom du Seigneur Jésus. Alors [Pierre et jean] leur imposèrent les mains, et ils recevaient l'Esprit Saint [4]. »
La suite n'est pas moins importante, qui illustre pour la première fois dans l'histoire du christianisme la notion de « péché contre l'Esprit », ou de tentative de perversion, non pas de l'exotérisme, mais de l'ésotérisme. Cet épisode est à n'en pas douter d'un riche symbolisme, relativement au pentecôtisme actuel :
« Quand Simon vit que l'Esprit était donné par l'imposition des mains des Apôtres, il leur offrit de l'argent, en disant : "Donnez-moi ce pouvoir à moi aussi, pour que celui à qui j'imposerai les mains reçoive l'Esprit Saint". »
On peut tenter d'acheter à prix d'argent les pouvoirs que confère l'Esprit ; on peut aussi payer de son âme la parodie de ces pouvoirs ! Il n'est pour s'en convaincre que d'écouter saint Jean de la Croix [5] :
« Aussi le démon est-il très satisfait quand il rencontre une âme qui désire des révélations ou s'y porte. Il a alors une occasion facile de lui suggérer ses erreurs et de la détourner de la foi autant qu’il le pourra, car ainsi que je l’ai dit : cette âme qui désire des révélations, se met dans une disposition très contraire à la foi et s’attire beaucoup de tentations et de dangers. »
Mais poursuivons, après l'étude de ses fondements scripturaires subvertis, l'examen de cette pseudo-initiation pentecôtiste. Selon K. et D. Ranaghan [6], « le rôle du leader [entendez : de l'initiateur] devient crucial […] Or c'est à des gens qualifiés pour cela qu'il faut vous adresser. Eux jugeront si votre demande est acceptable.
« Le rite sera ensuite pratiqué soit par un seul, soit par plusieurs, soit par toute la communauté. On l'accompagnera d'une prière d'invocation, ou d'exclamations ou de bruits indistincts [!!].
« Il doit en résulter, normalement, une infusion de charismes. »
On a donc là très clairement énoncées les deux conditions requises pour la validité d'une initiation : la qualification de l'aspirant et la transmission rituelle d'une influence spirituelle. La parodie est donc doctrinalement et « opérativement » complète. Néanmoins, les véritables influences à l'œuvre derrière le mouvement charismatique ne peuvent éviter de signer leur présence, permettant par exemple à un dominicain lucide, le père Calmel, de stigmatiser cette « nouvelle forme de sorcellerie qui se réclame de l'Esprit saint ». Un article des Informations Catholiques Internationales en date du 1er octobre 1975 livrait en effet un curieux témoignage sur les méthodes de certains groupes charismatiques américains.
« Une nuit, sans avertissement [...], le membre en question était arraché à son sommeil, emmené dans une pièce obscure, interrogé sans répit par le « coordinateur » de sa maison jusqu'à ce qu'il reconnaisse ses erreurs. On lui demandait alors une confession générale de tous ses péchés depuis l'enfance. Le coordinateur l'exorcisait — en utilisant le rite catholique romain — et parfois brûlait ses vêtements et ses livres. Il lui extorquait des promesses (comme celle de renoncer à des titres universitaires par humilité) et lui faisait jurer de ne pas confier à un prêtre ce qu'on venait de pratiquer à son égard. » Une des « marques » les plus caractéristiques de l'inversion charismatique, le « parler en langues » dont les (vrais) exorcistes des siècles passés n'ignoraient pas l'origine — a même été involontairement décelée par un journaliste, Pierre Gallay, qui est hélas bien loin d'en tirer les conclusions qui s'imposent. Il écrivait en effet dans la revue Le point du 15 avril 1974 :
« Danc certaines cures psychanalytiques, le « parler en langues intervient couramment : il est considéré comme une preuve d'équilibre retrouvé, le signe que le malade est à nouveau en accord avec ses tendances profondes et qu'il les domine. Selon l'école de Jung, le phénomène confirmerait l'existence d'un "inconscient collectif de l'homme", mémoire héréditaire accumulée depuis le fond des temps [...]. » 
Ce rapprochement avec la cure (nous dirions plutôt avec l'empoisonnement) psychanalytique, parfaitement justifié au demeurant, est non moins édifiant, si l'on veut bien se souvenir que Guénon y voyait un « sacrement du diable » parodiant lui aussi l'initiation, avec « la nécessité imposée, à quiconque veut pratiquer professionnellement la psychanalyse, d'être préalablement "psychanalysé" lui-même ». Et de poser cette question embarrassante qui concerne aussi bien le charismatisme : « [...] comme l'invention de la psychanalyse est d'ailleurs chose toute récente, d'où les premiers psychanalystes tiennent-ils les "pouvoirs" qu'ils communiquent à leurs disciples, et par qui eux-mêmes ont-ils bien pu être "psychanalysés" tout d'abord [8] ? »
Ce coup de projecteur sur les abysses de la Psychanalyse n'en rend que plus inquiétant le pentecôtisme, où les mêmes influences sont manifestement à l'œuvre. Nous noterons enfin un petit « détail » glané dans un livre du père M. Benoît Lavaud [9], que sa relative ancienneté rend d'autant plus précieux. Il s'agit du compte rendu d'une assemblée pentecôtiste tenue à Toulouse en 1953, et dans laquelle le meneur de jeu expose les articles du credo pentecôtiste : « Feuilletant la Bible avec dextérité, il aboutit très vite à l'Apocalypse, qui a nettement pour lui la préséance sur les autres textes sacrés. Je retiens au passage un petit trait bizarre : la promotion des "soucoupes volantes" à la dignité de signe avant-coureur du Retour. "En effet, explique l'orateur, le Retour de Jésus ne se fera pas brusquement, il se manifestera graduellement ; les "croyants" évidemment l'ont déjà discerné ; quant aux autres, qu'ils se convertissent vite, s'ils ne veulent pas, comme les vierges folles, trouver la porte fermée". »
En 1953 déjà ! On comprendra plus loin à quel point cette mention des OVNI est lourde de menaces pour l'ensemble de la communauté chrétienne. Pour l'heure, le rôle de plus en plus important joué par le charismatisme engendre fatalement le pessimisme quant à la situation de l'Église « vaticane » qui, symbolisme oblige, n'a pas manqué de renier l’image visible du Christ en livrant le Saint-Suaire de Turin aux profanations de manipulateurs scientistes et en en cautionnant – « avec soulagement ! » - les conclusions truquées [10]
Muttais mutandis, si les Églises orientales autocéphales devaient être relativement préservées, l'orthodoxie russe allait, pour les mêmes raisons que Rome, subir un sort, non pas identique mais analogue, ainsi que nous l'avons vu en évoquant le rôle de Pierre le Grand. La vocation « impériale » de Moscou et le nom même de troisième Rome qu'on lui attribua ne sont certes pas étrangers à cette perversion de la tradition, par le biais de ce « messianisme « slave » d'autant plus redoutable que selon Guénon [11], « les Slaves n'ont qu'une intellectualité réduite en quelque sorte au minimum »... (C'est d'ailleurs pourquoi, par compensation providentielle, leur est échue, avec l'orthodoxie, la forme la plus haute du christianisme.) La réconciliation russo-vaticane laisse donc présager de bien tristes lendemains, aussi paradoxal que puisse paraître ce jugement à nombre de « traditionalistes » séduits par ces signes de « renouveau spirituel »... La fausse apparition de Fatima, avec sa prédiction annonçant la conversion de la Russie, a là-dessus beaucoup à nous dire ! Née à l'ombre du centre islamo-chrétien et graalique de « Sarras », vivifiée par les influences atlantéennes qui empoisonnent le Portugal, Fatima, en se recommandant faussement de la fille du Prophète, se présente à tous égards comme l'anti-Lourdes (où nous verrons le rôle du « Sarrasin » Mirat...). Il n'est pas jusqu'à cette date de 1917, celle-là même de la révolution bolchevique et de l'établissement du Foyer juif en Palestine, sous de sinistres auspices, qui ne soit hautement significative. Mais selon un paradoxe qui n’est pas rare en ce genre de manipulatios, on choisit un support dont l'innocence et la qualité sont en quelque sorte inversement proportionnelles au rôle qu'on voulut lui faire jouer. Sœur Lucie, seul témoin encore vivant des « apparitions », est une grande chrétienne à qui la Vierge, la vraie, est apparue plus tard, car on se doute que le Ciel n'abandonne jamais de tels êtres.
Cela dit, la malignité essentielle de la fausse apparition réside dans sa dénonciation unilatérale du communisme (en « oubliant » l'autre pôle luciférien constitué par l'Amérique capitaliste), et bien sûr dans cette annonce de la conversion de la Russie qui prend aujourd'hui tout son sens... parodique. Car en fait de conversion, c'est d'un déchaînement néo-spiritualiste qu'il s'agit, servant bientôt de « support spirituel » (!) à l'Empire russe reconstitué, et dont Fatima et son contexte islamique préfigurent déjà le pseudo-universalisme, intégrant cet Islam ex-soviétique passablement adultéré, indispensable au Grand Œuvre de la Subversion. N'en déplaise aux prophètes de l'« Empire éclaté », ce dernier sera au contraire si bien « recomposé » qu'il constituera avec la France et l'Allemagne, l'une des trois composantes majeures de cette contrefaçon du Sanctum Regnum qui se prépare actuellement dans la fièvre.
Ajoutons enfin que Guénon et Pie XII échangèrent au sujet de Fatima une brève correspondance, qui ouvrit les yeux du pape sur son erreur. En faisant à la lettre de Guénon l'accueil qui convenait, il manifestait une « qualité » dont on pouvait d'ailleurs se douter puisque ce grand pape eut lui-même, on le sait, le privilège d'assister à un phénomène céleste dont la « danse du soleil » de Fatima était justement la parodie. Il ne faut sans doute pas chercher ailleurs que dans cette mise en garde de Guénon, l'attitude totalement déconcertante, pour les traditionalistes mal éclairés, de celui qui s'était voulu jusque-là le « Pape de Fatima » : lorsque le 16 avril 1957 le fameux « Troisième Secret » arriva à Rome, Pie XII ne le lut pas et n'en parla plus. Comme l'écrit un dévot de Fatima [12] attristé par le comportement du pape, ce dernier préférait désormais « parler le moins possible de Fatima, ou dans les termes les plus vagues qui détournaient les fidèles de ce foyer d'attraction et de cette date de 1960 de plus en plus vivement attendue. Et ce fut ainsi que, durant la dernière année de son pontificat, le nom de Fatima disparut totalement de ses discours. »
Cela étant, le sillage de fumée accompagnant ces ténébreuses comètes que sont les fausses apparitions, offre toujours à la contre-initiation de multiples possibilités : la querelle entre catholiques « intégristes » et « romains », à propos de Fatima, ne peut que profiter à ces derniers, eu égard au tour pris par les événements, qui attesteront sans doute bientôt que les demandes de la « Vierge » ont été respectées, et que la Russie a bien été « consacrée au Cœur Immaculé de Marie » par le pape, selon les modalités requises. De fausses lettres de sœur Lucie, en ce sens, suggèrent déjà ce deuxième degré de la manipulation.
Alors, comment, dans ce climat délétère s'étendant à toute la chrétienté, interpréter les paroles du Christ relatives à l'invincibilité de son Église, contre laquelle les portes de l'enfer ne prévaudront pas ? Car c'est bien de l'Église qu'il s'agit et non du seul « noyau » ésotérique par définition incorruptible. De toute façon, le sort de cet ésotérisme, représenté par Jean, a fait l'objet d'une autre prophétie du Christ, bien distincte, lorsque, s'adressant à Pierre, précisément, il déclara : « Si je veux qu'il [Jean] reste jusqu'à ce que je revienne, que t'importe. Toi, suis-moi. »
Ces prophéties et ces exhortations christiques sont de prime abord difficiles à comprendre puisque la pérennité promise à l'Eglise semble s'accompagner de l'occultation de Pierre. Cette apparente difficulté se résout en fait très facilement si l'on admet que l’Eglise visible est destinée à subir le sort de son premier évêque mais que, conformément à la promesse du Christ, le « Dépôt de Pierre » — cette influence spirituelle spécifique, tout à la fois « eau de vie » jaillissant du trône de Dieu et de l'Agneau dans la Jérusalem céleste, et pierre de fondement analogue au Saint Graal, sans laquelle la succession apostolique elle-même deviendrait invalide — sera préservé jusqu'à la fin. Jusqu'à ce que la « pierre de sommet » constituée par le Christ vienne parachever l'édifice mystique de l'Église. Ceci exige quelques explications d'ordre historique, mais auparavant, il nous paraît opportun de rappeler ces lignes de Guénon extraites de La Crise du Monde moderne [13], écrites alors que tout ne pouvait encore être dit
« Il serait quelque peu paradoxal de voir le catholicisme intégral se réaliser sans le concours de l'Église catholique, qui se trouverait peut-être alors dans la singulière obligation d'accepter d'être défendue, contre des assauts plus terribles que ceux qu'elle a jamais subis, par des hommes que ses dirigeants, ou du moins ceux qu'ils laissent parler en leur nom, auraient d'abord cherché à déconsidérer en jetant sur eux la suspicion la plus mal fondée [...]. »
C'était, souvenons-nous, à l'époque où certains milieux « néo-thomistes » avaient contraint Guénon à interrompre sa collaboration à Regnabit, la revue du père (et évêque de la Sainte église) Anizan, et où ce dernier était lui-même en butte aux tracasseries de ses supérieurs apparents. Cela étant rappelé, nous pouvons étudier maintenant la naissance « historique » de cette Sainte Eglise par laquelle se réalisent les promesses du Christ.
____________________________________________
[1] Voici ce qu'en disait au XIIIe siècle Walther von der Vogelweide : « L'empereur Constantin combla le siège de Rome de plus de dons que je ne pourrais en énumérer ; il lui donna l'épée, la croix et la couronne. A cette vue, un ange s'écria à haute voix : "Malheur ! Malheur ! trois fois malheur !..." La chrétienté se tenait debout, resplendissante de beauté, et maintenant un poison se glisse dans ses veines ; le doux miel de l'Église se change en un fiel amer, et ces dons coûteront bien des larmes au monde !... En effet, les princes ne vivent que par les honneurs qu'on leur rend ; et le plus grand d'entre eux est méprisé. Voilà ce qu'a fait le pouvoir des prêtres. Que nos plaintes en montent jusqu'à toi, Dieu de bonté ! Les prêtres veulent ravir aux laïques tous leurs droits ; l'Ange nous avait dit vrai. »
[2] Cf. « Vecchie e nuove teste d'asino », Orion, n° 42, mars 1988.
[3] Cf. Heribert Mülhen, « Vous recevrez le don du Saint-Esprit », t.1, Centurion, 1982.
[4] Actes, VIII, 14-17.
[5] La Montée au Carmel, livre II, chap. X.
[6] Le Retour de l'Esprit, éd. du Cerf.
[7] Cf. Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, chap. XXXIV.
[8] Cette question revêt une signification toute particulière si l'on sait que la psychanalyse n'est autre que la forme « édulcorée » et vulgarisée de l'un de ces rites contre-initiatiques sétiens qui entraînent ipso facto la chute du récipiendaire dans les « ténèbres extérieures », autrement dît la désintégration post mortem de l'être dans les bas-fonds du psychisme cosmique. Si la psychanalyse a des effets moins redoutables, elle n'en empêche pas moins pendant fort longtemps l'individu, relégué après sa mort à la périphérie de l'état humain dans sa modalité subtile, de pratiquer une tradition et donc d’œuvrer activement à son salut — i.e. à sa réintégration au centre dudit état. Car contrairement à ce que l'on pourrait penser, l'être, doté après sa mort d'une lucidité accrue à l'égard de sa condition, n'est pas privé d'initiative, et peut même s'agréger à des collectivités analogues en somme aux organisations initiatiques terrestres. Les seules choses dont il est privé étant bien sûr la mémoire de sa vie passée (qu’il retrouve, transmuée, en réintégrant l'état primordial) et la liberté — inhérente à l'existence physique — d'entrer en contact avec des êtres d'une typologie différente de la sienne. En d'autres termes, on ne fréquente dans l'au-delà que des êtres à notre ressemblance...
[9] Sectes modernes et foi catholique, éd. Aubier, 1954.
[10] La prétendue datation au carbone 14 (dont les vrais spécialistes, en une telle occurrence, savent ce qu'il faut penser), donnait un résultat tellement contradictoire avec les constatations les plus évidentes déjà effectuées sur la sanctissime relique, que Le Monde du 14 octobre 1988 (peu suspect pourtant de complaisance à l'égard du Sacré et de la Tradition !) ne pouvait s'empêcher d'exprimer, par la plume d'Yvonne Rebeyrol, une compréhensible perplexité…
[11] Introduction générale à l'étude des Doctrines hindoues, éd. Traditionnelles.
[12] Frère Michel de la Sainte Trinité, Toute la Vérité sur Fatima (t. 3), La Contre-Réforme Catholique, s.d. (1985).
[13] Éd. Gallimard.
(Jean Robin, Le Royaume du Graal, ch. XXXIV)