mardi 1 décembre 2015

Entretien avec Gérard de Sorval

LA PETITE FILLE ESPÉRANCE

extrait de la revue CONTRELITTÉRATURE – N° 15 – HIVER 2005


On connaît l'œuvre de Gérard de Sorval sur l’art héraldique (Le langage secret du Blason, La Mise en demeure – en collaboration avec Jean-Claude Marol) et sur la chevalerie spirituelle (La Voie chevaleresque). Son essai majeur, La Marelle ou Les Sept Marches du Paradis, va très prochainement être réédité aux éditions Dervy.

La Hauteur et la Profondeur

En quoi le langage symbolique est-il la clé de la connaissance ? Une formation aux doctrines traditionnelles est-elle encore possible ?


 Il me semble inutile de répéter ce qu’a dit et écrit René Guénon à ce sujet, notamment dans les Aperçus sur l’Initiation, propos auxquels je souscris entièrement.
Il est évident que l’accès à la profondeur de la réalité passe par un au-delà des mots ; ou, si vous préférez, que le langage discursif et le raisonnement mental ne conduisent à rien d’autre qu’à permettre une analyse très fragmentaire, au mieux logique, des phénomènes perçus par les sens.
Dans une perspective plus large, on peut considérer que toute langue n’est qu’un ensemble de signes symboliques renvoyant à un sens qu’il s’agit de saisir de l’intérieur par une intuition directe qui dépasse les formulations verbales – les poètes « disent » plus par leur chant, qui porte le souffle de l’âme, que par leur discours, qui ne fait qu’énoncer des constats factuels. La parole portée par le souffle du Logos est une parole créatrice et transfiguratrice qui révèle les harmoniques de l’essence des choses. Elle ne réduit pas les choses à leur apparence contingente immédiate mais en appelle à une vision beaucoup plus profonde…
Pour en revenir à l’utilisation des symboles comme voie d’enseignement « doctrinal », ou, si l’on veut, de moyen de communication d’une connaissance sapientielle faisant appel à l’Intelligence supra-sensible, on peut considérer, en un certain sens, toute la réalité créée (le cosmos, la nature, les êtres vivants, etc.) comme un symbole, l’apparence d’un « chiffre » voilé audelà des choses, une « semblance » renvoyant à un modèle archétypal, une production externe qui renvoie aux causes sous-jacentes des formes. On peut donc se livrer à tout moment à une lecture symbolique de la réalité mais, si elle n’est pas guidée par le sens commun de la Tradition, elle risque de conduire à des impasses, à des contresens ou même à des inversions. Le monde du sens a aussi sa géographie sacrée et n’utilise pas n’importe quel symbole pour aller n’importe où ! Certains symboles « cardinaux » ont été sélectionnés par la Tradition universelle comme des accès privilégiés au centre de soi même et du monde, comme des échelles aussi vers le Ciel. On ne « trafique » pas ces symboles : on les étudie patiemment et humblement, en suivant le fil d’Ariane de la Tradition primordiale – qui est le véritable langage commun de toute l’humanité.
 L’individu n’invente rien ; s’il veut apprendre, il doit se mettre à l’écoute de ce qu’enseigne la communauté traditionnelle, d’essence intemporelle et universelle, à laquelle il peut avoir accès en fonction des conditions propres à sa situation particulière en ce monde. Qu’il s’agisse de sa caste, de son église, de sa confrérie religieuse ou de métier, etc., il n’y a pas d’apprentissage sans une incorporation à une communauté traditionnelle vivante qui diffuse et illustre l’enseignement de préceptes moraux et doctrinaux et qui incarne aussi certains types de notions et de réalités symboliques fondatrices de l’éveil spirituel.
 Dès lors, poser la question de la possibilité de trouver ce type d’enseignement dans les conditions actuelles du monde, c’est aussi d’une certaine manière y répondre, si l’on a tant soit peu conscience des conditions épouvantables dans lesquelles les « sociétés développées » enferment les hommes…
L’atomisation des sociétés modernes, le déracinement généralisé, l’ignorance de toutes les bases de l’histoire sacrée et de la notion même de tradition, l’absence d’horizon mental au-delà du plan du bien-être individuel ou collectif, la course frénétique à la consommation, le matraquage médiatique incessant, l’oppression totalitaire des instruments de « communication » ou d’« information » qui asservissent le cerveau humain aux mécanismes binaires des logiques marchandes, tous les carcans juridiques et administratifs du « règne de la quantité » stigmatisé par René Guénon, et tant d’autres choses dignes du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, rendent la perspective que vous évoquez pour le moins irréaliste.
Pour parler comme René Guénon, les données de l’« ambiance » planétaire sont telles aujourd’hui qu’elles interdisent (sauf de rarissimes exceptions) l’indispensable distance par rapport au monde qui est le préalable sine qua non à tout travail de concentration, d’éveil intellectuel et d’ouverture de cœur à l’influx de la grâce divine.
Certes, on n’a peut-être jamais autant parlé de « spiritualité », mais ce que nos contemporains entendent par ce mot n’est le plus souvent qu’une aspiration au mieux-être individuelle sous couvert d’une démarche de « réalisation personnelle » qui, en fait, suit inévitablement tous les courants idéologiques et mentaux à la mode. Il y a maintenant un véritable marché de la « spiritualité » qui n’est rien d’autre qu’un produit de consommation parmi d’autres et l’illusoire « supplément d’âme » qu’une société entièrement dominée par l’esprit de rentabilité et de compétition, par l’impératif totalitaire du plus grand profit individuel, propose à ses membres. Ainsi, dans ce climat « néospiritualiste », déjà annoncé et dénoncé par René Guénon dans Le Règne de la quantité et le signe des temps, chacun cherche désespérément à retrouver un sens à sa propre existence ou à retrouver la valeur authentique des choses, alors même que seul le prix est l’ultime référent de tout.
Naturellement, derrière cette apparente « liberté de pensée » où chacun peut avoir l’illusion de se construire sa propre religion, il existe bien évidemment une religion mondiale, qui ne dit pas son nom et dont le maître-mot pourrait être : « Défense au Ciel d’intervenir dans la conscience et les affaires des hommes ». Ce qui ne manque pas parfois d’avoir des conséquences réelles… Sans compter que, du côté des religions instituées, le pourrissement des esprits n’est pas moindre si l’on en juge par le développement des « fondamentalismes » littéralistes et des fanatismes mystico-sentimentaux de tous ordres.
Les considérations générales sur l’ambiance de l’époque actuelle – et le caractère à certains égards infernal de la « toile d’araignée » mondiale de l’« information » qui emprisonne le pouvoir des mots dans une sphère terriblement réductrice et totalitaire – ne seraient pas complètes si l’on ne soulignait pas aussi un phénomène encore beaucoup plus préoccupant : je veux parler de l’inversion des symboles.
De nos jours, on voit proliférer partout, dans la publicité, sur les écrans des ordinateurs, des téléphones ou de n’importe quel autre support d’« annonce », des images qui se donnent comme des décalques ou des dérivés de signes idéographiques qu’on employait autrefois dans le langage muet des anciennes sociétés initiatiques traditionnelles. Les fantasmes occultistes qui inspirent ces choix ne sont pas innocents. Ces signes « dynamisés » par des effets de lumière et de couleur, ou des stylisations graphiques « modernes », deviennent des sortes de pantacles magiques à rebours, c’est-à-dire des instruments de suggestion mentale et d’hypnose collective.
Il est par exemple, assez atroce de constater qu’on nomme maintenant « icônes » (par un abus du charabia anglo-américain des machines) des signes utilisés en informatique qui sont exactement l’inverse des supports de contemplation, d’intercession spirituelle et de sanctification que sont, dans le langage chrétien, les véritables icônes. La parodie du spirituel et l’utilisation à rebours des mots et des signes ne s’arrête pas là, on pourrait en multiplier les exemples.
 Parallèlement, le langage lui-même est atteint et se décompose de l’intérieur. Les mots perdent leur sens véritable, le vocabulaire s’appauvrit dans des proportions effarantes. La langue perd sa structure logique interne et aussi sa capacité à exprimer les nuances, à cerner avec finesse la diversité des registres de sens. Les stéréotypes d’un langage de plus en plus pauvre et « technocratique » atrophient l’amplitude et la profondeur de la pensée, après avoir obscurci la palette diaprée des sentiments et des sensations.
L’« efficacité » du sabir anglo-américain qui domine aujourd’hui, de gré ou de force, tous les registres de communication de la planète, supplante maintenant les expressions les plus familières du français. Peut-on encore songer à l’avenir si votre voisin vous assène qu’il faut « penser le futur », et autres anglicismes du même acabit ? Cela n’a l’air de rien mais, d’habitudes de langage en tournures de pensée, on finit par perdre la faculté de saisir ce qui ressort du domaine de l’intellect pur ou de la métaphysique.
Dès lors qu’on ne s’entend pas à la base sur le sens des mots, comment peut-on envisager de communiquer ou de diffuser une « information » d’une quelconque valeur dans le domaine de la connaissance ?
La Tour de Babel est là, et elle est bien là ! Dans ces conditions ceux qui « savent », comme dirait Lao Tseu, n’ont plus qu’à se taire, en attendant que le tumulte, effrayant de bêtise et de grossièreté, se calme un peu – si cela est encore possible !

La Longueur et la Largeur

Quelle est la fonction de l’art ? L’« incarnation » de la Tradition dans la société a-t-elle, aujourd’hui, totalement disparu ? Y a-t-il encore des sociétés authentiquement traditionnelles en Occident ?


Dès lors que les conditions extérieures du monde sont bien telles que nous les décrivons, on ne peut que s’interroger sur l’opportunité de poursuivre malgré tout une œuvre artistique ou littéraire. D’une certaine manière la question s’est toujours posée aux témoins de la Lumière intelligible et aux créateurs, face aux désordres de leur époque.
La forme achevée, pourvu qu'elle ait été conçue selon certaines normes de clarté, d'équilibre, d'harmonie et qu'elle soit inspirée par une vision intérieure profonde – et non dictée par de simples lubies fantaisistes – a le mérite de subsister et de porter témoignage par elle-même. Si elle obéit à des nombres et à des rythmes universels, elle contient un souffle animateur qui peut à tout moment toucher le spectateur, l'auditeur ou le lecteur.
Un message qui s'enracine au-delà du temps dépasse les modes et les engouements transitoires. Le pari à faire est celui de la « Petite fille Espérance », selon la belle formule de Charles Péguy, qui nous prend par la main et nous assure qu'il y aura toujours quelques personnes suffisamment dégagées des a priori et des préjugés de leur époque pour faire leur miel de la manne cachée sous le rocher.
La question que vous soulevez concernant la possibilité de continuer à dispenser aujourd’hui un enseignement doctrinal digne de ce nom, fondé sur un corpus symbolique traditionnel, supposerait que subsistent effectivement dans l’Occident actuel des sociétés authentiquement traditionnelles. Mais, exception faite peut-être de certaines branches du Compagnonnage, de quelques îlots monastiques et de cercles extrêmement restreints et, pour ainsi dire, comme retirés monde, force est de constater qu’il n’y a plus guère que de la « fausse monnaie ».
Cependant, il demeure indispensable de travailler à (re)constituer une élite intellectuelle capable de transmettre aux générations futures « ce qui ne passe pas » de l’esprit et de la lettre de la Tradition immémoriale – dont le dernier écho non encore dévié se trouve peut-être dans les contes populaires de tous les pays : l’innocence et l’esprit d’enfance comme dernier recours de l’émerveillement sapientiel…
Cette question, très grave, a été souvent évoquée par René Guénon, en particulier dans Orient et Occident, qui date déjà de 1924… Disons simplement que les réalités sur lesquelles s’articulent l’ordre de l’univers, de la nature et de la constitution de l’homme lui même sont invariables – et, quand bien même elles seraient de plus en plus occultées, méconnues, voire totalement ignorées, ce qui n’est pas loin d’être le cas de nos jours, elles n’en demeurent pas moins invariablement le fondement perpétuel du monde.
À cet égard, il suffirait que quelques-uns, poussés par l’Esprit – il ne s’agit pas ici de n’importe quel esprit, mais du Don de Dieu, du Saint-Esprit – soient amenés à nouveau à reconnaître des vérités premières de l’ordre de la Création, pour que la Lumière ne cesse pas de briller, même au sein des plus épaisses Ténèbres. Tôt ou tard, il faudra bien que ces quelques-uns existent, qu’ils se reconnaissent entre eux, qu’ils se manifestent et qu’ils constituent un noyau vivant, ici même, en France. Cela est absolument inéluctable, car on a beau admirer tel ou tel pays ou tourner ses regards vers je ne sais quelles peuplades reculées, miraculeusement épargnées par le vent de l’histoire et qui résistent encore au monde moderne, c’est toujours la France, constamment, en vertu de ses saints et de ses rois, de ses monuments, de son génie propre et des qualités spécifiques de sa langue, qui demeure le creuset principal de l’Occident et l’endroit où s’élaborent – pour le meilleur et pour le pire – des idées maîtresses, et d’où partent les courants mentaux majeurs qui marquent l’orientation des consciences collectives. La France « éducatrice des peuples », selon l’expression du pape Jean-Paul II, lors de sa première visite dans notre pays, en 1980…
Mais, de toute évidence, cela ne pourra pas se faire sans réveiller les ressources spirituelles fondatrices de ce pays, sans faire appel à son âme, à sa langue et à sa culture – et, en priorité, à son « héritage » catholique, au sens plénier du terme.

Le Centre 

Y a-t-il encore une nécessité royale, aujourd’hui ? Que penser des prétendants et des partisans actuels? De l’initiative « électorale » de M. Adeline ? Qu’elle est, ici et maintenant, la vocation de la France?


Je n’ai pas l’honneur de connaître Monsieur Adeline, sauf par ce que j’ai pu apprendre de ses initiatives à travers la presse et un numéro précédent de Contrelittérature1. Toutes questions de personnes mises à part, il m’apparaît qu’il y a périodiquement, depuis un siècle environ, des tentatives, plus ou moins heureuses, pour susciter un parti royaliste en France, sous telle ou telle bannière. Ce n’est donc pas nouveau et, bien que l’idée même de créer un parti pour faire appel à quelque chose qui est au-delà de tous les partis, me paraisse saugrenue, je comprends et je respecte le sentiment des Français qui souhaiteraient voir revenir un roi à la tête de l’État.
Mais de quoi s’agit-il ? De réformer les institutions politiques ? De redonner du lustre et du prestige à la fonction suprême de l’État ? D’« aménager » la démocratie en la chapeautant par une couronne, garante de la paix sociale comme dans d’autres pays européens ? On peut, certes, prouver à la manière de Maurras, que la monarchie française était le meilleur et le plus efficace des régimes politiques pour l’équilibre et la postérité de notre pays, mais c’est faire bon ménage du fondement sacral sur lequel reposait absolument tout son édifice. Or, ce fondement n’existe plus – ou plutôt n’est plus reconnu – et les mentalités actuelles sont aux antipodes de l’ancienne « religion royale » qui unissait le peuple au Roi des Lys.
La monarchie « constitutionnelle », où le souverain véritable est le peuple tandis que le prince n’est qu’une sorte de fidéicommis de la « représentation » nationale, peut sans doute se concevoir chez nos voisins européens, mais certainement pas en France !
Que je sache, la France n’est pas n’importe quel pays et son roi n’est pas un souverain de rencontre. C’est le premier de tous les royaumes chrétiens – à l’exception de l’Arménie et de la Géorgie dans la Chrétienté orientale – l’exemplaire de tous ; et le roi de France est le Roi, c’est-à-dire le premier de tous en dignité, le modèle de tous, et l’aîné de tous les princes. Lorsqu’en Europe on parlait du Roi, sans préciser, il s’agissait naturellement du roi de France et de nul autre. L’héritier de Clovis, de Charlemagne et de Saint Louis, doit-on le rappeler, est un pilier fondamental de l’édifice du monde chrétien : hors de cela ce n’est plus du roi de France dont il s’agit mais de je ne sais quelle invention sortie de têtes éprises de constructions mentales ou sentimentales plus ou moins séduisantes. On ne saurait « bricoler » – passez moi l’expression – une constitution monarchique de la France au gré de tel ou tel courant d’opinion. À tout prendre, il vaudrait mieux en rester à la République, qui est clairement un régime fondé sur l’opinion publique, où tout peut sans cesse se discuter et être remis en question et où rien n’est sacré… hormis le culte sacro-saint de la République, bien entendu !
Poussons la contradiction jusqu’au bout : imagine-t-on un instant que l’Oint du Seigneur – le Lieutenant du Christ, Fils aîné de l’Église, héritier de la plus ancienne, la plus noble et la plus illustre de toutes les dynasties royales depuis deux mille ans, tenant sa couronne d’un mandat direct du Ciel, plus auguste et plus sacré que l’Empereur des romains lui-même – puisse revenir se couler dans le moule d’une société où tout individu est le roi et refuse la moindre parcelle d’autorité de droit naturel ou de droit divin, au-dessus de lui ?
À supposer même que des Français, assez nombreux, souhaitent, par je ne sais quel retournement des mentalités, le « retour du Roi », imagine-ton que l’héritier des martyrs que furent Louis XVI et Louis XVII, des proscrits que furent Charles X et Henri V, et des chefs admirables que furent les bâtisseurs de cet État, reviendrait benoîtement chausser les pantoufles de Monsieur Pompidou, se coiffer du chapeau mou de Monsieur Mitterrand, ou serait prêt à négocier, avec je ne sais quelle « représentation nationale », le droit d’être ce qu’il est ?
Ou bien le Roi est le Roi et il ne saurait être tributaire du bon vouloir de « citoyens » plus ou moins bien éclairés, ou bien il s’agit d’autre chose… On se rappellera que, selon l’adage ancien, la Roi (en France) « ne tient de nulluy fors de Dieu et de luy », c’est-à-dire que c’est la volonté de Dieu qui le place à la tête du « peuple de France » : nul de ses sujets n’est fondé à discuter son autorité.
Dès lors qu’on soumettrait la couronne au suffrage des urnes ou à je ne sais quelle combinaison politicienne, ce n’est pas le Roi de France qu’on aurait mais, au mieux, un « roi des Français », c’est-à-dire un clone de Louis-Philippe – et cela a déjà été tenté avec le succès de grimace que l’on sait.
En vérité tout cela est bien une question de religion ou, si l’on préfère, de croyance : la République en France, n’est autre que le postulat politique et religieux de l’absence de tout principe transcendant au-delà de ce qu’on appelle la volonté populaire ou la volonté nationale ; ce qui veut dire que la collectivité est censée se donner ses propres lois et ne dépendre d’aucune norme sacrée universelle.
A contrario, la monarchie française est l’incarnation du principe inverse : celui du Roi Très Chrétien, mandataire du Christ pour faire régner la justice sur terre. La rupture de 1789 est une rupture métaphysique. On ne revient pas là-dessus par des expédients politiques ou des recettes institutionnelles. Cette question de fond engage le monde chrétien et on ne pourra pas éternellement évacuer ce que signifie le régicide de 1793, ni faire comme si cela n’avait été qu’un accident regrettable dans notre histoire. La France est, hélas ! exemplaire en tout, et ce serait méconnaître sa mission que de gommer la subversion doctrinale de la « philosophie des Lumières », comme s’il s’agissait d’une simple crise d’urticaire. Dès 1750, le roi Louis XV considérait que l’évolution des mentalités était telle que les assises mêmes du trône n’étaient plus assurées de durer. Que dire aujourd’hui ? Imagine-t-on que l’Église « qui est en France », comme disent certains évêques, accepterait de revenir « en arrière » (Oh ! le vilain mot !) et de renoncer au profitable pacte de non-agression qu’elle a conclu avec le régime en place ? Qui donc alors sacrerait le Roi à Reims ?
En vérité, on se berce d’illusions si l’on pense que le principe royal en France puisse être autre chose que la pierre d’achoppement de la fidélité ou de l’apostasie de la première nation chrétienne – avec toutes les conséquences que cela implique.
La couronne de France ne se négocie pas. Elle est le reflet terrestre de la Sainte Couronne d’épines, elle est d’institution divine. À tel point qu’il a fallu la mission de Jeanne d’Arc pour le rappeler. Quant au Roi de France, il ne meurt pas, c’est-à-dire qu’en l’absence de règne possible et visible – pour cause de Xe constitution fabriquée contre la monarchie traditionnelle – le règne du Très-Chrétien subsiste, de droit, invisiblement. Il n’est au pouvoir d’aucun homme de modifier ou de supprimer ces dispositions qui forment l’alliance spéciale entre Dieu Tout-Puissant et la « tribu de Juda de la nouvelle alliance ». Le corps du Roi des Lys peut s’incarner, si j’ose dire, dans tel ou tel prince de la descendance de Saint Louis, selon le droit, la tradition et les lois fondamentales du Royaume. Cette couronne est héréditaire et successive : on ne choisit pas le Roi, c’est le Ciel, la naissance et le droit qui le désigne. Le fait que certains s’autorisent à discuter des mérites ou de la légitimité de tel ou tel « prétendant » est le signe qu’ils ne comprennent plus rien, ni au droit français, ni à l’essence même de la fonction souveraine du sceptre de Charlemagne et de Philippe-Auguste. On ne peut que prendre acte de cette situation, somme toute assez triste, et constater qu’il y a une sorte de vacance du Principe royal, ainsi qu’une absence tragique du Prince.
Cette absence, aussi radicale soit-elle, est paradoxalement le meilleur service qu’on puisse peut-être rendre à la France, si l’on espère qu’un jour elle se retrouve face à elle-même, à son identité, et recouvre le sel de son âme. Il conviendrait, à ce propos, de ne pas oublier que la France s’est construite malgré les Français et en dépit de leurs incessantes revendications anarchiques et individualistes, de leur esprit brouillon et de leur insupportable prétention à dicter leur opinion à tout et à tous. La grandeur dont ils ont hérité et dont ils sont fiers « après coup » est uniquement l’œuvre de la dynastie régnante, réalisée au long des siècles avec ou sans leur concours…
Un successeur du Roi-Soleil, digne de son nom et de sa race, n’a rien à faire, de près ou de loin, avec la « patrie des droits de l’homme » et des « immortels principes de 1789 ». Le mythe de la « grande nation » est totalement antagoniste avec le principe même de Majesté royale. Or, « si le sel s’affadit, avec quoi salera-ton ? » dit l’Évangile.
Seul le Général De Gaulle a pu, à un moment donné, compenser un peu la succession dramatique des fractures institutionnelles qui ont jeté ce pays hors de ses bases, de ses ressources spirituelles, de son identité propre et des voies de sa grandeur. Mais son échec final est en lui-même une leçon. Si quelqu’un de cette envergure, et disposant de tous les moyens de l’autorité de l’État, n’a pu aboutir à rétablir l’« ordre » véritable de la civilisation française, que peut-il en être de tel ou tel mouvement ou de telle ou telle initiative groupusculaire visant à « peser un poids politique » ?
Aujourd’hui, les questions qui se posent à la France sont autrement plus graves que de savoir le dosage idéal de « démocratie » qui conviendrait dans l’hypothèse d’une restauration monarchique. La question qui se pose actuellement est celle de la survie de la France en tant que nation et en tant qu’État souverain, de son indépendance, de la survie de sa langue, de sa culture et de son identité.
La France ne peut être autre chose qu’un royaume indépendant de tous les empires et un État exemplaire en ce qui regarde le respect des droits des gens. À cet égard, le 30 avril 1963, De Gaulle déclarait : « Les Américains sont engagés dans un processus de mainmise sur l’ensemble des circuits économiques, financiers, politiques dans le monde. C’est une invasion qui se déroule comme le cours d’un fleuve. Les Américains le voudraient-ils qu’ils ne pourraient pas s’y opposer.D’ailleurs il n’y a pas de risque qu’ils le veuillent ! Qui dresse une digue ? Ce n’est pas le fleuve. Ce sont les hommes qui ont intérêt à se mettre à l’abri de l’inondation. Personne n’en a le courage. C’est donc à nous qu’incombe ce devoir. Vous verrez, on finira par suivre notre exemple si nous le donnons avec éclat » (Cité par Alain Peyrefitte, in C’était De Gaulle, éditions FalloisFayard, 1994-2000).
 Quarante ans après ce constat, rien n’a changé, où plutôt tout a empiré. La France est confrontée avec une urgence croissante à ce défi qu’elle doit relever si elle veut demeurer elle-même. Sa vocation permanente est de se dresser contre toutes les hégémonies totalitaires, contre les entreprises « impérialistes » qui étouffent la liberté des peuples et celle des consciences. La France, le regnum francorum, signifie le « pays des hommes libres ».
Cette liberté-là n’est pas une idéologie du n’importe quoi : elle se gagne à la pointe de l’épée. « La victoire est au bout de nos lances », disait Jeanne d’Arc. Le Roi d’aujourd’hui ne pourrait faire autrement que de prendre la tête de cette guerre de libération nationale toujours à recommencer. Et il gagnerait, car Saint Michel est toujours le chef suprême de l’armée des Francs…


« Le crâne est le lieu où descend l’ultime bénédiction divine, au sommet de cette tête qui est devenue le chef de l’Homme premier réunifié. Par l’axe coronal, le rayon lumineux du Soi perce la voûte du firmament et se déploie dans l’immensité sans forme, au delà du cosmos. C’est le moment de la multiplication et de la projection, où la semence d’or réalise la transmutation de la matière tout entière ».
 Gérard de Sorval, La Marelle, Éditions Dervy, 1996, p.169.



lundi 30 novembre 2015

Symbolisme de la Chouette et du Hibou

(source : Louis Charbonneau-Lassay, Le Bestiare du Christ)


I. Les rapaces nocturnes

Par rapport aux oiseaux diurnes jouissant d'une favorable réputation dans la symbolique ancienne (faucon, gerfaut, aigle,...), les oiseaux noctambules sont souvent signes de funestes présages et considérés comme des « oiseaux de malheur ». Exception faite de la petite chouette chevêche (très nombreuses en France) dont le cri n'est pas effrayant.
Les grecs distinguaient 3 nocturnes : GLAUCOS, la chouette compagne de Minerve ; BUAS, le hibou ; FÉNÉ, l'effraye.
On avait en Grèce pour les chouettes une considération très grande alors que les hibous (avec des aigrettes au dessus du front) étaient mal vus

II. La chouette et les nocturnes chez les anciens

Comme pour le cygne, il semble que le symbolisme de la chouette nous vienne de l'extrême nord. Le cygne symbolisant le mystère de la lumière diurne, la chouette le mystère de la ténèbre nocturne.
Les plus anciennes images se trouvent dans les régions de l'Oural, puis en Asie Mineure, Grèce, Egypte et jusqu'en Afrique (probable marche descendante du pôle vers le sud, comme pour l'ambre)
En Grèce, aux temps mycéniens, les plus anciennes représentations de la déesse Pallas (Minerve des Latins) la montre avec un corps de femme et un visage de chouette. On trouve des pièces appelés Glaus du nom de la chouette qu'elle représentaient, symbole de la prospérité athénienne.
Exemple de tétradrachme d'Athènes à la chouette, frappé après 449 avant JC. 17,07 grammes. A/ Tête casquée d'Athéna à droite. R/ Chouette tournée vers la droite. 
Il est intéressant de remarquer que ce symbolisme de chouette a été réemployé identiquement pour une des pièces de 1 euro :
Il faut relire ce qu'a écrit Guénon dans le Règne de la Quantité au sujet de la monnaie (Ch. XVI la dégénérescence de la monnaie) pour saisir l'ampleur de l'égarement d'une civilisation qui a perdu tout sens traditionnel du symbole et de son rôle fondamental par rapport aux monnaies.

Selon le vieil écrivain grec Lydus « Athéna fut appelé Glaucopis parce qu'elle participe à la nature du feu ; et on lui consacre la chouette qui reste éveillée toute la nuit, pour signifier l'âme humaine qui n'est jamais oisive, toujours en mouvement par sa nature, et qui est malheur. »
Les Latins ont repris le même symbolisme que les Grecs mais on trouve dans les Métamorphoses d'Ovide une transformation pénitentielle de Nyctimène (chouette) en hibou (L. II, fable VIII)
En Asie une légende des Tartares Kalmoucks de Mongolie racontent que leur grand empereur Gensis-Kan poursuivi par ses ennemis aurait été sauvé par la présence d'une chouette sur le buisson qui le cachait.

III. La chouette et la sagesse

Les Grecs voyaient dans la chouette un symbole de sagesse mais aussi de Science (source de sagesse) et de Prudence (conséquence). L'oiseau connait les dangers de la nuit et il a la sagesse de ne pas se montrer le jour pour ne pas être attrapé par ses ennemis.

La chouette est donc attachée à la chaste déesse Pallas-Athéna car comme le dit un vieux texte « l’œil de la chouette brille dans les ténèbres comme la gloire du sage au milieu de la multitude imbécile. »
Au Moyen Age, malgré une assimilation fréquente à l'image négatif du hibou, la chouette est dans les monastères un symbole de la méditation (elle ne quitte pas son gîte la journée), elle représente le studieux qui scrute les questions profondes de la Bible des jours durant comme celui par exemple celui du Deus Absconditus (le Dieu caché, Isaïe, Prophétie, XLV, 15)
Dans les lamaseries du Tibet, la chouette est aussi celle qui accomplit son temps de tsham, sorte de retraite séparé de tous les humains pendant laquelle l'ascète travaille mentalement à s'assurer la maîtrise de son esprit (exercices respiratoires, prières, jeûnes, méditation).
Des mystiques ont rattaché la chouette au symbolisme des sept « Dons du St-Esprit » : sagesse, intelligence, conseil, force, science, piété et crainte de Dieu. On trouve à Rome l'Église de la Minerve à l'emplacement d'un temple de la Minerve antique.

IV. La chouette, emblème de Jésus-Christ

On expliqua la capacité de vision nocturne de la chouette par une force lumineuse capable de dissoudre les ténèbres (évêque Eustathe, Scholies). De même le Christ par sa divinité, voit tout, partout et toujours, il a connaissance des choses sur terre et dans les cieux, il est le maître de l'exomologèse (celui qui dévoile toutes choses cachées).


On trouve dans les Psaumes CII de David « Je suis devenu comme la chouette dans les ruines, et comme l'oiseau solitaire sur un toit », des commentateurs appliquèrent au Sauveur abandonné par les siens durant sa Passion cette parole. Des penseurs rapprochèrent la chouette de Minerve-Athéné du Verbe Divin, on trouve cela dans les écrits de Joseph de Maistre.
Certains bestiaires du Moyen-âge soutiennent la comparaison du Christ avec la chouette malgré le fait que cet oiseau aime la nuit plus que le jour en appuyant sur le passage de l'Apôtre où il est dit : « Celui qui ne connaissait pas le péché, a pris le péché sur lui et s'est anéanti. »
Une vieille coutume se pratiquait dans certaines campagnes françaises qui clouait en croix des chouettes sur la porte d'une grange pour symboliser le Sauveur crucifié. Victor Hugo en fait référence dans son poème La Chouette (Les Contemplations, III, 13)
(c'est choquant je trouve)


V. Le Hibou, image du peuple juif

Un ancien sens symbolique très connu opposait le Nycticorax (hibou), oiseau des ténèbres, au Christ, soleil divin. Dans un Bestiaire du XIIIe siècle on trouve « Du hibou le peuple juif a la ressemblance, lorsqu'ils méconnurent notre Seigneur quand il vint pour eux sauver, en cela ils aimèrent plus les ténèbres que le jour ». Le Bestiaire Divin de Guillaume de Normandie exprime la même idée en poussant plus loin l'allégorie : de même que le hibou est l'objet de la détestation des oiseaux diurnes, les Juifs aussi, depuis leur déicide, ont toujours connu la répulsion des autres peuples de la terre.

On trouve de nombreux chapiteaux sculptés de l'époque romane qui montre l'oiseau nocturne houspillé (cathédrale du Mans, de Poitiers, églises d'Avesnières-en-Laval,...) parfois en mettant côte à côte l'oiseau et le juif reconnaissable à son chapeau imposé alors comme à Sigolsheim (Haut-Rhin).
Un vieux chant latin du Moyen-âge dit : Christus a noctuis datur supplicio (le Christ a été supplicié par les nocturnes). On trouve également des peintures de cette époque représentant les juifs sous la forme du hibou.


Pour aller plus loin dans la représentation des juifs au Moyen-âge: 
http://www.judaicultures.info/histoire-6/les-juifs-en-terre-chretienne/article/l-image-des-juifs-dans-l-art

Il est intéressant de constater que dans la décoration des églises bien orientées, le hibou est représenté du côté du midi où se lisent les leçons « tirées » de l'Ancien Testament alors que la liturgie catholique veut que pour psalmodier l’Évangile l'on se tournait franchement vers le nord pour symboliser le Christ qui délaissa les juifs pour porter la lumière évangélique aux peuples « dans l'ombre de la mort ».
Le hibou fut donc un idéogramme de l'ignorance volontaire chez les auteurs du Moyen-âge (écrits de Hugues de Saint Victor et dans de nombreux bestiaires). L'oiseau avait une bien mauvaise image depuis les premiers siècles chrétiens : il représentait les pervertis, les nécromanciens, devins, ceux qui se livraient à la magie noire, consécrateurs de pactes, de philtres, de charmes,... (voir le Physiologus). Il pouvait désigner aussi toutes sortes de félons qui agissent dans l'ombre, l'avare qui ne dort pas la nuit par crainte des voleurs, le paresseux qui ne fait rien de la journée.
On trouve dans la basilique Hilériane de Rome, une mosaïque ancienne représentant un hibou perché sur le signe symbolique du « mauvais œil » percé d'une lance et entouré d'animaux hostiles.


VI. Le hibou, emblème de Satan

Naturellement, le hibou en vient donc à représenter dans le symbolisme populaire le « prince des ténèbres », de même pour tout ce qui est de l'ordre de la sorcellerie. Sont convoqués à ce même titre le buas des grecs, le chat-huant de France et l'effraye jaune (appelés également l'effroie, la fraie, la fresaie, termes probablement issu du grec fréné)

Pour Guillaume le Normand l'effraie est « Un oisel de mauvaise estrace, Fresaie a non en dreit romanz » (Le bestiaire divin, VII), c'est l'« oisel dyabolique » des antiques amulettes.
Mais déjà chez les grecs et les romains il était un des animaux les plus mal famés, son cri était considéré comme un présage funeste par Ovide notamment (Métamorphoses, V,2).
Sur une amulette de la première époque chrétienne on voit l'effraie avec le mot Dominus et sept étoiles avec une inscription où nous lisons : « il t'a vaincu le lion de la tribu de Juda, le rejeton de David, Jésus-Christ le bras de Dieu, t'a lié, et aussi le sceau de Salomon. Oiseau nocturne, puisses-tu jamais arriver jusqu'à l'âme pure, ni dominer sur elle, qui que tu sois ». L'hibou représente pas seulement Satan mais tous les esprits mauvais.
René Guénon oppose le caractère lunaire du hibou au caracère solaire de l'aigle et du faucon (Regnabit, janv. 1927, p.160).


Annexe : quelques pistes sur l'utilisation du symbolisme du hibou par des sociétés secrètes :


Avant d'énumérer ces quelques pistes notons que Charbonneau-Lassay ne mentionne pas la figure de Lilith qui est présente dans la Bible (Livre d'Esaïe) mais qui est aussi associé au rapace de nuit. On fait généralement dériver son étymologie de la racine hébraïque signifiant "nuit", la traduction de Lemaître de Sacy donne "onocentaure". Plus anciennement et avant sa condamnation par la Bible on trouve dans la plaque Burney (appelée aussi The Queen of the Night) de période paléo-babylonienne une représentation de la déesse Lillith ou Ishtar qui possède un corps mi-rapace, mi-femme et qui est entourée de deux hiboux :

Crée en 1872, le Bohemian Club a pour emblème un hibou menaçant avec pour devise : Weaving Spiders Come Not Here (Que n'entrent pas les araignées de tissage). Qu'entendent-ils donc sous cette appellation ? Va savoir !

D'aucuns affirment qu'ils pratiqueraient le sacrifice rituel d'inspiration druidique ou mésopotamienne (Cremation of Care, dieu Moloch évoqué dans l'Ancien Testament, Les Rois ch. 11) dans des forêts réunissant tout le gratin de l'élite industrialo-financière et politico-journalistique. Une immense statue en pierre de hibou servirait d'idole envers qui immoler :

Sur le billet d'1 dollar se niche une minuscule petit hibou comme une sorte de pied de nez aux millions d'esclaves ignorants qui se servent quotidiennement de ce maudit papier sans se douter de ce qui se trame derrière les coulisses :

Sur le plan de Washington, à l'emplacement du Capitole apparaît distinctement un dessin de Hibou, on sait que le français maçon Pierre-Charles l'Enfant est à l'origine du tracé de cette ville :

pour aller plus loin sur le plan secret de Washington et ses liens maçonniques
(documentaire à prendre avec des pincettes mais dont on peut tirer des choses intéressantes). Cela dit il semblerait que ce dessin du parc du Capitole ne pourrait dater que du début du XXe siècle et non pas de la fondation de la ville de Washington fin XVIIIe, cela correspondrait d'ailleurs à la période de création du National Press Club à Washington (1908) et qui possède aussi pour emblème le capitole et le hibou :
En se référant à René Guénon comme toujours on connait la nature profondément contre-traditionnelle du journalisme dans le monde moderne et il n'est pas surprenant de voir l'influence considérable que cette caste occupe dans le déroulement des événements actuels. Ce hibou serait donc porteur en quelque sorte d'une sagesse inversée.
C'est à titre d'hypothèse mais il semblerait que la source de ces cultes contre-initiatiques porté par certaines élites américaines pourrait se trouver dans l'université de Yale qui est une sorte de réservoir des nombreuses contrefaçons initiatiques. Le simple fait de constater aujourd'hui que c'est de cette université que sont sortis des personnes comme Hillary Clinton ou la philosophe du gender Judith Butler devrait pour le moins mettre la puce à l'oreille
http://sosymbol.tumblr.com/post/10169618490/traces-of-a-secret-owl-society-soaring-through
https://en.wikipedia.org/wiki/Yale_University
D'une manière plus générale il y aurait tout un travail à faire sur l'étude des universités depuis la Renaissance comme lieu de fabrication de toutes les déviations anti-traditionellles.

Une marionnette insignifiante portant le code barre "drake" sortie tout droit des égouts de l'industrie musicale américaine se drape de cette imagerie de hibou, probablement pour se donner une aura mystérieuse auprès d'un public en phase terminale d'abrutissement :



Plus douteux on trouve sur la place Verdaguer à Barcelone cette grande représentation d'un hibou :
https://barceloneexperimental.wordpress.com/2012/11/25/celui-avec-le-hibou-satanique-el-uno-con-el-satanico-buho/
D'après l'article ci-dessus, il ne s'agirait que d'une ancienne installation publicitaire que les habitants de Barcelone auraient souhaité conserver, cependant il est curieux de constater que ce grand animal se trouve sur la place crée en souvenir du poète catalan du XIXe siècle Jacint Verdaguer, auteur d'un long poème sur l'Atlantide. Cela rappelle étrangement les délires d'un Francis Bacon et sa Nouvelle Atlantide qui a beaucoup inspiré les pionniers américains et tout l'occultisme qui s'ensuit (billet de 1 dollar,...).
https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacint_Verdaguer

Un peu de musique pour accompagner ces visions d'hiboux maléfiques :


Pour se décrasser de ce torrent d'occultisme scabreux un jolie expression provençale :
"Feire lis uei de machoto" (faire les yeux de chouette)

En Kabyle : 
Hibou, chouette - tawik "chouette" (touareg)- tiyukt "chouette" (siwa)- tawikt "hibou, chouette" (Maroc-central)- tawukt "hibou, grand duc" (chleuh)Le kabyle emploie des termes propres : awi’ruf, littéralement “savant, qui connaît”, sans doute un euphémisme, l’animal étant porte-malheur, et une onomatopée : bururu..

Dans la même idée un bel article sur le TAWUKT, le hibou dans la mythologie berbère :
http://mythologie-berbere.blogspot.fr/2013/06/tawukt.html


Enfin quelques éléments supplémentaire sur la symbolique de la chouette :
http://symbolique-eso.blogspot.fr/2013/05/consacre-la-deesse-athena-ou-minerve.html

Choupi chouette !









jeudi 26 novembre 2015

A mon frère le paysan, Elisée Reclus (Lecture)



Éditions de "L'IDÉE LIBRE", brochure n°20 
Revue d'éducation sociale, 1925 
Repris des publications des «TEMPS NOUVEAUX», 1899



«Est-il vrai», m'as-tu demandé, «est-il vrai que tes camarades, les ouvriers des villes, pensent à me prendre la terre, cette douce terre que j'aime et qui me donne des épis, bien avarement, il est vrai, mais qui me les donne pourtant ? elle a nourri mon père et le père de mon père ; et mes enfants y trouveront peut-être un peu de pain. Est-il vrai que tu veux me prendre la terre, me chasser de ma cabane et de mon jardinet ? Mon arpent ne sera-t-il plus à moi ?»
Non, mon frère, ce n'est pas vrai. Puisque tu aimes le sol et que tu le cultives, c'est bien à toi qu'appartiennent les moissons. C'est toi qui fais  naître le pain, nul n'a le droit d'en manger avant toi, avant ta femme qui s'est associée à ton sort, avant l'enfant qui est né de votre union. Garde tes sillons en toute tranquillité, garde ta bêche et ta charrue pour retourner la terre durcie, garde la semence pour féconder le sol. rien n'est plus sacré que ton labeur, et mille fois maudit celui qui voudrait t'enlever le sol devenu nourricier par tes efforts !
Mais ce que je dis à toi, je ne le dis pas à d'autres qui se prétendent cultivateurs et qui ne le sont pas. Quels sont-ils ces soi-disant travailleurs, ces engraisseurs du sol ? L'un est né grand seigneur. Quand on l'a placé dans son berceau, tout enveloppé de laines fines et de soies douces à toucher et à voir, le prêtre, le magistrat, le notaire et d'autres personnages sont venus saluer le nouveau-né comme un futur maître de la terre. Des courtisans, hommes et femmes, sont accourus de toutes parts pour lui apporter des présents, des étoffes brochées d'argent et des hochets d'or ; pendant qu'on le comble de cadeaux, des scribes enregistrent en de grands livres que le poupon possède ici des sources et là des rivières, plus loin des bois, des champs et des prairies, puis ailleurs des jardins et encore d'autres champs, d'autres bois, d'autres pâturages. Il en a dans la montagne, il en a dans la plaine ; même sous la terre il est aussi maître de grands domaines où des hommes travaillent, par centaines ou par milliers. Quand il sera devenu grand, peut-être, un jour, ira-t-il visiter ce dont il hérita au sortir du ventre maternel ; peut-être ne se donnera-t-il pas même la peine de voir toutes ces choses ; mais il en fera recueillir et vendre les produits. De tous côtés, par routes et par chemins de fer, par barques de rivières et par navires sur l'océan, on lui apportera de grands sacs d'argent, revenus de toutes ses campagnes. Eh bien, quand nous aurons la force, laisserons-nous tous ces produits du labeur humain, les laisserons-nous dans les coffres-forts de l'héritier , aurons-nous le respect de cette propriété ? non, mes amis, nous prendrons tout cela. Nous déchirerons ces papiers et plans, nous briserons les portes de ces châteaux, nous saisirons ces domaines. «Travaille, si tu veux manger !» dirons-nous à ce prétendu cultivateur ! Rien de toutes ces richesses n'est plus à toi !»
Et cet autre seigneur né pauvre, sans parchemin, que nul flatteur ne vint admirer dans la cabane ou la mansarde maternelle, mais qui eut la chance de s'enrichir par son travail probe ou improbe ? Il n'avait pas une motte de terre où reposer sa tête, mais il a su, par des spéculations ou des économies, par les faveurs des maîtres ou du sort, acquérir d'immenses étendues qu'il enclôt maintenant de murs et de barrières : il récolte où il n'a point semé, il mange et grappille le pain qu'un autre a gagné par son travail. Respecterons-nous cette deuxième propriété, celle de l'enrichi qui ne travaille point sa terre, mais qui la fait labourer par des mains esclaves et qui la dit sienne ? Non, cette deuxième propriété, nous ne la respecterons pas plus que la première. Icic encore, quand nous en aurons la force, nous viendrons mettre la main sur ces domaines et dire à celui qui s'en croit maître : «En arrière, parvenu ! Puisque tu as su travailler, continue ! Tu auras le pain que te donnera ton labeur, mais la terre que d'autres cultivent n'est plus à toi. Tu n'es plus le maître du pain.»
Ainsi nous prendrons la terre, oui, nous la prendrons, mais à ceux qui la détiennent sans la travailler, pour la rendre à ceux auxquels il était interdit d'y toucher. Toutefois, ce n'est point pour qu'ils puissent à leur tour exploiter d'autres malheureux. La mesure de la terre à laquelle l'individu, le groupe familial ou la communauté d'amis ont naturellement droit, est embrassée par leur travail individuel ou collectif. dès qu'un morceau de terre dépasse l'étendue de ce qu'ils peuvent cultiver, ils n'ont aucune raison naturelle de revendiquer ce lambeau ; l'usage en appartient à d'autres travailleurs. La limite se trace diversement entre les cultures des individus ou des groupes, suivant la mise en état de la production. Ce que tu cultives, mon frère, est à toi, et nous t'aiderons à le garder par tous les moyens en notre pouvoir ; mais ce que tu ne cultives pas est à un compagnon. Fais-lui de la place. Lui aussi saura féconder la terre.
Mais si l'un et l'autre vous avez droit à votre part de terre, aurez-vous l'imprudence de rester isolés ? Seul, trop seul, le petit paysan cultivateur est trop faible pour lutter à la fois contre la nature avare et contre l'oppresseur méchant. S'il réussit à vivre, c'est par un prodige de volonté. Il faut qu'il s'accommode à tous les caprices du temps et se soumette en mille occasions à la torture volontaire. que la gelée fende la pierre, que le soleil brûle, que la pluie tombe ou que le vent hurle, il est toujours à l'œuvre ; que l'inondation noie ses récoltes, que la chaleur les calcine, il moissonne tristement ce qui reste et qui ne suffira guère à le nourrir. Qu'arrive le jour des semailles, il se retirera le grain de la bouche pour le jeter dans le sillon. Dans son désespoir, l'âpre foi lui reste : il sacrifie une partie de la pauvre moisson, si nécessaire, dans la confiance qu'après le rude hiver, après le brûlant été, le blé mûrira pourtant et doublera, triplera la semence, la décuplera peut-être. Quel amour intense il ressent pour cette terre, qui le fait tant peiner par le travail, tant souffrir par la crainte et les déceptions, tant exulter de joie quand les lignes ondulent à pleins épis. aucun amour n'est plus fort que celui du paysan pour le sol qu'il défonce et qu'il ensemence, duquel il est né et dans lequel il retournera ! Et pourtant que d'ennemis l'entourent et lui envient la possession de cette terre qu'il adore ! Le percepteur d'impôts taxe sa charrue et lui prend une part de son blé ; le marchand en saisit une autre part ; le chemin de fer le frustre aussi dans le transport de la denrée. De toutes parts, il est trompé. Et nous avons beau lui crier : «Ne paie pas l'impôt, ne paie pas la rente», il paie quand même parce qu'il est seul, parce qu'il n'a pas confiance dans ses voisins, les autres petits paysans, propriétaires ou métayers, et n'ose se concerter avec eux. On les tient asservis, lui et tous les autres, par la peur et la désunion.
Il est certain que si tous les paysans d'un même district avaient compris combien l'union peut accroître la force contre l'oppression, ils n'auraient jamais lissé périr les communautés des temps primitifs, les «groupes d'amis», comme on les appelle en Serbie et autres pays slaves. Le propriété collective de ces associations n'est point divisée en d'innombrables enclos par des haies, des murs et des fossés. Les compagnons n'ont point à se disputer pour savoir si un épi poussé à droite ou à gauche du sillon est bien à eux. Pas d'huissier, pas d'avoué, pas de notaire pour régler les intérêts entre les camarades. Après la récolte, avant l'époque du nouveau labour, ils se réunissent pour discuter les affaires communes. Le jeune homme qui s'est marié, la famille qui s'est accrue d'un enfant ou chez laquelle est entré un hôte, exposent leur situation nouvelle et prennent une plus large part de l'avoir commun pour satisfaire leurs besoins plus grands. On resserre ou l'on éloigne les distances suivant l'étendue du sol et le nombre de membres, et chacun besogne dans son champ, heureux d'être ne paix avec les frères qui travaillent à leur côté sur la terre mesurée aux besoins de tous. Dans les circonstances urgentes, les camarades s'entr'aident : un incendie a dévoré telle cabane, tous s'occupent à la reconstruire ; une ravine d'eau a détruit un bout de champ, on en prépare un autre pour le détenteur lésé. Un seul paît les troupeaux de le communauté, et le soir, les brebis, les vaches savent reprendre le chemin de leur étable sans qu'on les y pousse. La commune est à la fois la propriété de tous et de chacun.
Oui, mais la commune, de même que l'individu, est bien faible si elle reste dans l'isolement. Peut-être n'a-t-elle pas assez de terres pour l'ensemble des participants, et tous doivent souffrir de la faim ! Presque toujours elle se trouve en lutte avec un seigneur plus riche qu'elle, qui prétend à la possession de tel ou tel champ, de telle forêt ou de tel terrain de pâture. Elle résiste bien, et si le seigneur était seul, elle aurait bien vite triomphé de l'insolent personnage ; mais le seigneur n'est pas seul, il a pour lui le gouverneur de la province et le chef de la police, pour lui les prêtres et les magistrats, pour lui le gouvernement tout entier avec ses lois et son armée. Au besoin, il dispose du canon pour foudroyer ceux qui lui disputent le sol débattu. ainsi, la commune pourrait avoir cent fois raison, elle a toutes les chances que les puissants lui donnent tort. Et nous avons beau lui crier, comme à l'imposable isolé : «Ne cède pas !», elle doit céder, victime de son isolement et de sa faiblesse.
Vous êtes donc faibles, vous tous, petits propriétaires, isolés ou associés en communes, vous êtes bien faibles contre tous ceux qui cherchent à vous asservir, accapareurs de terre qui en veulent à votre petit lopin, gouvernants qui cherchent à en prélever tout le produit. Si vous ne savez pas vous unir, non seulement d'individu à individu et de commune à commune, mais aussi de pays à pays, en une grande internationale de travailleurs, vous partagerez bientôt le sort de millions et de millions d'hommes qui sont déjà dépouillés de tous droits aux semailles et à la récolte et qui vivent dans l'esclavage du salariat, trouvant l'ouvrage quand des patrons ont intérêt à leur en donner, toujours obligés de mendier sous mille formes, tantôt demandant humblement d'être embauchés, tantôt même en avançant la main pour implorer une avare pitance. Ceux-ci ont été privés de la terre, et vous pouvez l'être demain. Y a-t-il une si grande différence entre leur sort et le vôtre ? La menace les atteint déjà ; elle vous épargne encore pour un jour ou deux. Unissez-vous tous dans votre malheur ou votre danger. Défendez ce qui vous reste et reconquérez ce que vous avez perdu.
Sinon votre sort à venir est horrible, car nous sommes dans un âge de science et de méthode et nos gouvernants, servis par l'armée des chimistes et des professeurs, vous préparent une organisation sociale dans laquelle tout sera réglé comme dans une usine, où la machine dirigera tout, même les hommes ; où ceux-ci seront de simples rouages que l'on changera comme de vieux fer quand ils se mêleront de raisonner et de vouloir.
C'est ainsi que dans les solitudes du Grand-Ouest Américain, des compagnies de spéculateurs, en fort bons termes avec le gouvernement, comme le sont tous les riches ou ceux qui ont l'espoir de le devenir, se sont fait concéder des domaines immenses dans les régions fertiles et en font à coups d'hommes et de capitaux des usines à céréales. Tel champ de culture a la superficie d'une province. Ce vaste espace est confié à une sorte de général, instruit, expérimenté, bon agriculteur et bon commerçant, habile dans l'art d'évaluer à sa juste valeur la force de rendement des terrains et des muscles. Notre homme s'installe dans une maison commode au centre de sa terre. Il a dans ses hangars cent charrues, cent machines à semer, cent moissonneuses, vingt batteuses ; une cinquantaine de wagons traînés par des locomotives vont et viennent incessamment sur des lignes de rails entre les gares du champ et le port le plus voisin dont les embarcadères et les navires lui appartiennent aussi. Un réseau de téléphones va de la maison palatiale à toutes les constructions du domaine ; la voix du maître est entendue de partout ; il a l'oreille à tous les bruits, le regard à tous les actes ; rien ne se fait sans ses ordres et loin de la surveillance.
Et que devient l'ouvrier, le paysan dans ce monde si bien organisé ? Machines, chevaux et hommes sont utilisés de la même manière : on voit en eux autant de forces, évaluées en chiffres, qu'il faut employer au mieux du bénéfice patronal, avec le plus de produit et le moins de dépenses possible. Les écuries sont disposées de telle sorte qu'au sortir même de l'édifice, les animaux commencent à creuser le sillon de plusieurs kilomètres de long qu'ils ont à tracer jusqu'au bout du champ : chacun de leurs pas est calculé, chacun rapporte au maître. De même les mouvements des ouvriers sont réglés à l'issue du dortoir commun. Là, point de femmes ni d'enfants qui viennent troubler la besogne par une caresse ou par un baiser. Les travailleurs sont groupés par escouades ayant leurs sergents, leurs capitaines et l'inévitable mouchard. Le devoir est de faire méthodiquement le travail commandé, d'observer le silence dans les rangs. Qu'une machine se détraque, on la jette au rebut, s'il n'est pas possible de la réparer. Qu'un cheval tombe et se casse un membre, on lui tire un coup de revolver dans l'oreille et on le traîne au charnier. Qu'un homme succombe à la peine, qu'il se brise un membre ou se laisse envahir par la fièvre, on daigne bien ne pas l'achever, mais on s'en débarrasse tout de même : qu'il meure à l'écart sans fatiguer personne de ses plaintes. A la fin des grands travaux, quand la nature se repose, le directeur se repose aussi et licencie son armée. L'année suivante, il trouvera toujours une quantité suffisante d'os et de muscles à embaucher, mais il se gardera bien d'employer les mêmes travailleurs que l'année précédente. Ils pourraient parler de leur expérience, s'imaginer qu'il en savent autant que le maître, obéir de mauvaise grâce, qui sait ? S'attacher peut-être à la terre cultivée par eux et se figurer qu'elle leur appartient !
Certes, si le bonheur de l'humanité consistait à créer quelques milliardaires thésaurisant au profit de leurs passions et de leurs caprices les produits entassés par tous les travailleurs asservis, cette exploitation scientifique de la terre par une chiourme de galériens serait l'idéal rêvé. Prodigieux sont les résultats financiers de ces entreprises, quand la spéculation ne ruine pas ce que la spéculation crée. Telle quantité de blé obtenue par le travail de cinq cents hommes pourrait en nourrir cinquante mille ; à la dépense faite par un salaire avare correspond un rendement énorme de denrées qu'on expédie par chargement de navires et qui se vendent dix fois la valeur de production.
Il est vrai que si la masse des consommateurs manquant d'ouvrage et de salaire devient trop pauvre, elle ne pourra plus acheter tous ces produits et, condamnée à mourir de faim, elle n'enrichira plus les spéculateurs. Mais ceux-ci ne s'occupent point du lointain avenir : gagner d'abord, marcher sur un chemin pavé d'argent, et l'on verra plus tard ; les enfants se débrouilleront ! «Après nous le déluge !»
Voilà, camarades travailleurs qui aimez le sillon où vous avez vu pour la première fois le mystère de la tigelle de froment perçant la dure motte de terre, voilà quelle destinée l'on vous prépare ! On vous prendra le champ et la récolte, on vous prendra vous-mêmes, on vous attachera à quelque machine de fer, fumante et stridente, et tout enveloppés de la fumée de charbon, vous aurez à balancer vos bras sur un levier dix ou douze mille fois par jour. C'est là ce qu'on appelle l'agriculture. Et ne vous attardez pas alors à faire l'amour quand le cœur vous dira de prendre femme ; ne tournez pas la tête vers la jeune fille qui passe : le contremaître n'entend pas qu'on fraude le travail du patron;
S'il convient à celui-ci de vous permettre le mariage pour créer progéniture, c'est qu'il vous trouvera bien à son gré ; vous aurez cette âme d'esclave qu'il aura voulu façonner ; vous serez assez vil pour qu'il autorise la race d'abjection à se perpétuer. L'avenir qui vous attend est celui de l'ouvrier, de l'ouvrière, de l'enfant d'usine ! Jamais esclavage antique n'a plus méthodiquement pétri et façonné la matière humaine pour la réduire à l'état d'outil. Que reste-t-il d'humain dans l'être hâve, déjeté, scrofuleux qui ne respire jamais d'autre atmosphère que celle des suints, des graisses et des poussières ?
Évitez cette mort à tout prix, camarades. Gardez jalousement votre terre, vous qui en avez un lopin ; elle est votre vie et celle de la femme, des enfants que vous aimez. Associez-vous aux compagnons dont la terre est menacée comme la vôtre par les usiniers, les amateurs de chasse, les prêteurs d'argent ; oubliez toutes vos petites rancunes de voisin à voisin, et groupez-vous en communes où tous les intérêts soient solidaires, où chaque motte de gazon ait tous les communiers pour défenseurs. A cent, à mille, à dix mille, vous serez déjà bien forts contre le seigneur et ses valets ; mais vous ne serez pas encore assez forts contre une armée. Associez-vous donc de commune à commune et que la plus faible dispose de la force de toutes. bien plus, faites appel à ceux qui n'ont rien, à ces gens déshérités des villes qu'on vous a peut-être appris à haïr, mais qu'il faut aimer parce qu'ils vous aideront à garder la terre et à reconquérir celle qu'on vous a prise. Avec eux, vous attaquerez, vous renverserez les murailles d'enclos ; avec eux, vous fonderez la grande commune des hommes, où l'on travaillera de concert à vivifier le sol, à l'embellir et à vivre heureux, sur cette bonne terre qui nous donne le pain.
Mais si vous ne faites pas cela, tout est perdu. Vous périrez esclaves et mendiants : Vous avez faim», disait récemment un maire d'Alger à une députation d'humbles sans-travail, «vous avez faim ?... eh bien, mangez-vous les uns les autres !»